Gabriel Zucman : « Je suis convaincu qu’un impôt minimum sur les grandes fortunes verra le jour en France »
Même si vous suivez de loin les débats économiques, vous avez sûrement entendu parler de la « taxe Zucman », cet impôt minimum sur les ultra riches. Le débat budgétaire s’est emballé sur le sujet la semaine dernière à l’Assemblée nationale, ce qui a donné lieu à des échanges musclés.
Constatant qu’un consensus ne semblait pas d’actualité, le parti socialiste a proposé une « taxe Zucman light » au rendement incertain. Mais ni la version d’origine, ni la version amendée n’ont été adoptées en séance. Sur les 406 suffrages exprimés, 43 % ont voté pour, un beau score mais insuffisant.
C’est donc le moment de faire une pause et de revenir avec le principal intéressé, Gabriel Zucman, sur cette séquence parlementaire. Loin d’être abattu, l’économiste est persuadé qu’une imposition minimale des ultrariches verra le jour en France. Et peut-être au niveau mondial. En tout cas, il a repris son bâton de pèlerin pour convaincre la population. Il fait le tour des librairies en France pour présenter son nouveau livre, avant de partir à l’étranger pour gagner des supporters au G20. La bataille continue.
Voyant la difficulté à obtenir un consensus, les socialistes ont proposé une « taxe Zucman light ». Etait-ce une bonne idée ?
Gabriel Zucman : A première vue, la version défendue par le PS était plus ambitieuse : elle prévoit un taux de 3 %, supérieur à celui de 2 % que j’avais proposé, mais appliqué dès 10 millions d’euros de patrimoine, contre 100 millions dans ma version. Mais elle comporte deux échappatoires majeures, d’où l’expression de « taxe light ».
La première : si vous détenez plus de 51 % du capital d’une entreprise, vous êtes exonéré. C’est une forme modernisée de la vieille notion de « bien professionnel ». La seconde : si votre fortune est investie dans une entreprise dite innovante, une start-up, par exemple, vous êtes également exonéré.
« Dès qu’on crée des niches ou des exceptions, on lance la machine à optimisation »
Or, d’expérience, je peux dire que dès qu’on crée des niches ou des exceptions, on lance la machine à optimisation. Même si, au départ, ces cas semblent marginaux – il y a peu de gens qui possèdent plus de la moitié d’une entreprise, il existe peu de licornes…. –, on découvre, dix ou quinze ans plus tard, qu’on a ouvert la boîte de Pandore : les grandes fortunes, très bien conseillées, trouvent toujours un moyen de se glisser dans ces brèches.
Le cœur de ma démarche n’est pas de défendre un chiffre précis (2 %, 100 millions…) mais un principe : poser un plancher d’imposition incompressible, sans niche ni exception. C’est essentiel à la fois pour des raisons économiques et démocratiques. Économiques, parce que c’est le seul moyen de garantir l’efficacité et le rendement de l’impôt. Démocratiques, parce qu’il s’agit d’affirmer un principe simple : quelle que soit la nature de votre richesse, son origine ou son rendement, si vous êtes immensément riche, vous devez contribuer à la solidarité nationale.
« Je suis opposé à tout ce qui vient de Gabriel Zucman. Les mécanismes Zucman sont des mécanismes communistes ». La citation est signée Jordan Bardella…
G. Z. : Selon lui, le communisme, c’est donc un impôt plancher de 2 %. Il faut rappeler que, historiquement, le communisme, c’est plutôt 100 % ! Lorsque l’État prélève 2 % alors que le rendement du capital est de 6 % et que la fortune croît de 10 % par an, on est très loin du collectivisme. Ces propos sont excessifs, mais révélateurs de la position du Rassemblement national qui s’affirme comme un parti de soutien aux grandes fortunes.
« Lorsque l’État prélève 2 % alors que le rendement du capital est de 6 % et que la fortune croît de 10 % par an, on est très loin du collectivisme »
Je note au passage une incohérence : les mêmes parlementaires qui rejettent cette taxe ont voté, il y a quelques jours, un amendement très important sur la taxation des multinationales, porté par Éric Coquerel (LFI), président de la commission des finances, et soutenu par l’ensemble de la gauche. Cet amendement prévoit que si une entreprise réalise un chiffre d’affaires important en France tout en délocalisant ses bénéfices dans des paradis fiscaux, la France pourra venir la taxer.
J’ai évalué le potentiel de recettes à environ 26 milliards d’euros. Dans la version adoptée, la rédaction est un peu différente, donc je ne dirai pas que ce chiffre s’applique tel quel. Mais le principe de conditionner l’accès au marché français au respect des normes fiscales françaises est fondamental.
Vous avez été violemment pris pour cible par plusieurs grandes fortunes, notamment Bernard Arnault, par la droite et les syndicats patronaux. Cela vous a-t-il surpris ?
G. Z. : Pas vraiment. J’ai observé des réactions similaires aux États-Unis, il y a six ans, lorsque les propositions d’impôt sur la fortune étaient au cœur des primaires démocrates. Mais je reconnais que la virulence de certaines réactions m’a étonné. L’emprise des milliardaires sur la presse et le débat d’idées a dépassé ce qu’on pouvait observer aux Etats-Unis il y a quelques années.
« L’emprise des milliardaires sur la presse et le débat d’idées [en France] a dépassé ce qu’on pouvait observer aux Etats-Unis il y a quelques années »
Il faut aussi remettre tout cela en perspective historique. Quand Joseph Caillaux, ministre des Finances au début du XXe siècle, propose un impôt progressif sur le revenu à 4 % pour les plus hauts revenus, il est traité de révolutionnaire, voire de traître. Pourtant, il n’était ni socialiste ni communiste, simplement républicain radical. Il fallut sept ans de discussions acharnées pour que l’impôt sur le revenu voie le jour, en 1914.
La question fiscale touche au cœur du pouvoir économique, donc du pouvoir tout court. C’est un instrument de régulation redoutablement efficace, et ceux qu’il cible le savent. Mais c’est aussi, fondamentalement, une question démocratique. Qu’on débatte avec intensité de la fiscalité des riches est, à mes yeux, le signe d’une démocratie vivante. Et si les grandes fortunes se mobilisent avec virulence, c’est sans doute que nous visons juste.
L’amendement Zucman a finalement été rejeté à l’Assemblée…
G. Z. : Oui, il a été repoussé, malgré un soutien populaire massif : selon les différents sondages, entre 70 % et 86 % des Français y sont favorables, toutes sensibilités politiques confondues – y compris 90 % des électeurs macronistes, 80 % des Républicains, et 75 % des électeurs du Rassemblement national.
Cette déconnexion entre la volonté citoyenne et la représentation nationale ne durera pas éternellement. Je suis convaincu qu’un impôt minimum sur les grandes fortunes verra le jour en France. Peut-être sous une autre forme, avec d’autres paramètres, mais le principe s’imposera.
C’est la suite logique d’un mouvement historique : l’abolition des privilèges fiscaux en 1789, puis la création de l’impôt progressif sur le revenu en 1914. Étendre aujourd’hui la démocratie fiscale aux milliardaires, c’est poursuivre ce mouvement. Et dans un contexte de dette publique record – 116 % du PIB, des déficits budgétaires de plus 5 points de PIB –, nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre des années. Ce n’est pas seulement une question budgétaire, c’est encore une fois une question de justice et de démocratie. Un impôt minimum sur les grandes fortunes, c’est le sens de l’histoire.
Propos recueillis par Christian Chavagneux


