« L’Intelligence artificielle ne nous condamne pas à un avenir sans emplois »
Entretien : David H. Autor
L’économiste américain David H. Autor est un spécialiste du monde du travail. Dans ce domaine, il a commencé par bousculer le consensus établi des économistes, qui minimisait les conséquences de la mondialisation sur le bien-être des salariés des vieux pays industrialisés. Il a montré que le « choc chinois », autrement dit l’arrivée massive de produits industriels chinois, avait eu un fort impact négatif sur les emplois dans des régions bien précises.
Il a ensuite démontré que ces effets négatifs étaient permanents, tout en analysant comment de nouveaux emplois finissaient par être créés dans les régions touchées, mais que ces emplois étaient complètement différents des emplois perdus et bénéficiant à des publics différents des perdants du choc chinois.
Il a de même analysé la façon dont, sous l’effet du développement de l’informatique, les marchés du travail ont eu tendance à la polarisation, avec de plus en plus de jobs qualifiés et non qualifiés, les postes intermédiaires ayant tendance à disparaître. Il bouscule encore les idées actuelles en affirmant désormais qu’une intelligence artificielle bien utilisée pourrait recréer ces emplois du milieu même si, fatalement, elle fera également de nombreux perdants.
David Autor était de passage à Paris dans le cadre d’une conférence organisée par la Paris School of Economics (PSE) et le Centre for Economic Policy Research (CEPR). L’occasion de revenir avec lui sur tous ces sujets.
Dans vos premiers travaux, vous avez écrit que la diffusion de l’informatisation avait renforcé le poids des travailleurs « d’élite » et creusé les inégalités. Comment cela a-t-il fonctionné ?
David Autor : La dernière grande vague d’informatisation a permis d’automatiser efficacement les tâches qui suivaient des règles préétablies et des procédures que l’on pouvait décrire entièrement, et qui pouvaient donc être exécutées par une machine sans jugement, sans improvisation, sans idée nouvelle. Il ne s’agissait pas des tâches les moins qualifiées, ni des plus qualifiées, mais surtout de celles de métiers de niveau moyen, impliquant de suivre des règles dans des bureaux, des usines, etc.
L’informatisation a contribué à l’érosion de ces emplois intermédiaires, les remplaçant par des machines. A l’inverse, elle a été très complémentaire des travailleurs chargés de prendre des décisions, que ce soit les médecins, les avocats, les ingénieurs ou les concepteurs de cuisines… Elle a automatisé certaines tâches annexes, ce qui a rendu ces travailleurs plus efficaces dans leurs activités cognitives intensives.
« L’informatisation n’est pas l’unique cause des inégalités croissantes sur le marché du travail, mais elle a joué un rôle majeur »
Cela a poussé de nombreuses personnes issues du travail de bureau ou de la production vers des emplois de services : restauration, nettoyage, sécurité, divertissement. Ce sont des tâches utiles socialement, mais mal rémunérées, car elles ne nécessitent pas de formation poussée et beaucoup peuvent les exercer immédiatement. Je ne dirais toutefois pas que l’informatisation est l’unique cause des inégalités croissantes sur le marché du travail : il faut aussi prendre en compte les institutions, les syndicats, les lois, la fiscalité. Mais elle a joué un rôle majeur.
L’IA relève d’une logique différente, dites-vous. Elle pourrait inverser cette tendance et ouvrir des opportunités dans ce secteur intermédiaire. Comment ?
D. A. : Cette hypothèse ne repose pas que sur l’IA, mais en effet, cette fois-ci c’est différent car ce n’est pas juste une version meilleure, plus rapide ou moins chère des anciennes technologies. Le bon scénario, si l’on s’y prend bien, serait de permettre à davantage de personnes d’effectuer un travail d’expertise, de décision, qui exige du jugement, grâce à des outils plus performants. Cela pourrait concerner les services juridiques, certains actes médicaux, la réparation spécialisée, la conception en ingénierie, le développement logiciel…
Je ne dis pas que tout le monde pourrait tout faire. Mais un certain niveau de compétence, combiné à de meilleurs outils, permettrait d’accomplir une plus grande variété de tâches. On verrait une plus grande présence de personnes sans formation supérieure dans ces métiers utiles, ce qui introduirait une forme de concurrence vis-à-vis des professions déjà installées.
Vous avez des exemples concrets ?
D. A. : Bien sûr ! De plus en plus de gens peuvent par exemple développer des logiciels et entrer sur ce marché. Aux Etats-Unis, avec une année de formation supplémentaire, les infirmières peuvent prescrire, diagnostiquer, traiter les patients. Cela ne plaît guère aux médecins, mais c’est très positif : ça crée des emplois bien payés, réduit le coût des soins, améliore leur accessibilité et élargit l’offre. Bien sûr, ce n’est pas la technologie qui crée ces emplois, mais elle les « augmente ». Dossiers médicaux, logiciels de diagnostic, outils d’analyse d’interactions médicamenteuses deviennent accessibles sans être médecin. Grâce à ces outils, on peut faire davantage de choses utiles.
« Tout le monde ne peut pas tout faire, mais beaucoup de technologies issues de l’IA simplifient des tâches et permettent à davantage de gens de les accomplir »
Il ne s’agit pas de dire que tout le monde peut tout faire. On ne devrait pas être médecin sans comprendre la médecine, ni faire de l’électricité sans savoir la manipuler, ni piloter un avion sans formation. Mais avec des connaissances de base et de bons outils, certaines choses deviennent possibles. Beaucoup de technologies simplifient des tâches et permettent à davantage de gens de les accomplir.
Que reste-t-il alors pour les travailleurs moins qualifiés ?
D. A. : Beaucoup de travaux manuels ne disparaîtront pas : restauration, nettoyage, sécurité… L’IA n’y changera pas grand-chose à court terme. Mais si moins de gens occupent ces emplois et cherchent à gagner en expertise, ils pourraient devenir de meilleurs emplois, mieux payés. Pas besoin que tout le monde les quitte pour que leur qualité s’améliore : si la moitié des travailleurs partaient, les employeurs devraient se battre pour les remplacer.
Comment expliquez-vous les dizaines de milliers de licenciements dans les grandes entreprises de la tech ?
D. A. : Ils ne sont pas causés par l’IA. Intel licencie, par exemple, à cause de la concurrence, pas de l’automatisation. Et puis la plupart des gens affectés par les nouvelles technologies ne travaillent pas dans la tech. Ceux qui ont vu leur activité la plus transformée par une innovation comme l’automobile, ce sont ceux qui l’utilisent dans leur travail, pas les garagistes ! Certaines entreprises emploieront moins de salariés, car elles seront plus efficaces. Si cela entraîne de la croissance, d’autres emplois se créeront ailleurs.
« Certains métiers perdront en valeur. Je n’aimerais pas être traducteur ou illustrateur en ce moment, étant donné les capacités de l’IA dans ces domaines… »
Mais certains métiers perdront en valeur. Il serait naïf de croire que tout le monde y gagne. Je n’aimerais pas être traducteur ou illustrateur en ce moment, étant donné les capacités de l’IA dans ces domaines… Je m’inquiète particulièrement pour les vendeurs, les employés de centres d’appels. Il y aura des gagnants et des perdants, et ce ne seront pas les mêmes. Même si, en moyenne, le bilan est positif, personne ne vit dans la moyenne – il n’y a peut-être même personne à cette moyenne. Ce ne sera pas sans douleur.
Et quand Amazon annonce : « On licencie, mais on recrute ailleurs », l’objectif final est bien de diminuer la masse salariale pour baisser les coûts, non ?
D. A. : Les entreprises ne recrutent pas par générosité. Elles embauchent si cela leur permet de produire davantage. Si elles peuvent se passer de travailleurs, elles le feront. On pourrait donc assister à une baisse de la demande pour des cols blancs intermédiaires, mais à une hausse pour d’autres types d’emplois. On est allés trop loin dans l’idée que tout le monde devait aller à l’université. Ce modèle n’est plus adapté.
D. A. : Oui, c’est un excellent livre ! Il montre bien qu’historiquement, les bénéfices de l’innovation sont concentrés. Mais je le trouve un peu trop pessimiste sur les progrès réels accomplis. Beaucoup d’innovations ont démocratisé l’accès à des biens et services essentiels. Il n’est pas certain que les progrès ne bénéficient qu’aux puissants, même si c’est souvent le cas. La démocratie permet de mieux partager les fruits du progrès. Cela dit, la Chine – qui n’est pas une démocratie – a sorti des centaines de millions de personnes de la pauvreté en trente ans. Ce succès ne rentre pas dans une grille de lecture simpliste. L’histoire est plus nuancée.
Le vrai clivage ne se joue-t-il pas entre ceux qui détiennent le capital de l’IA et le travail ?
« Si l’automatisation va trop loin, elle peut transférer massivement les revenus du travail vers le capital. Cela poserait un immense problème de répartition »
D. A. : Absolument. Si l’automatisation va trop loin, elle peut transférer massivement les revenus du travail vers le capital. Et comme le capital est concentré, cela poserait un immense problème de répartition. Le marché du travail, dans les démocraties, est un pilier de stabilité : chacun y participe, chacun a une revendication légitime à une part des ressources. Si la richesse vient de quelques entreprises seulement, et que tout le monde vit d’un revenu universel, l’équilibre politique devient précaire. Je ne crois pas à un avenir sans travail. Ce n’est ni politiquement viable, ni souhaitable.
Parlons du « choc chinois » sur l’emploi. Vous étiez l’un des premiers à montrer qu’il avait eu un impact considérable. Qu’est-ce que les autres économistes n’avaient pas vu ?
D. A. : Les économistes ont toujours su que le commerce international avait des effets ambivalents : il augmente le revenu national et, en même temps, il crée des gagnants et des perdants. Mais quand ils ont cherché des preuves concrètes de ces effets redistributifs, ils ne les ont pas identifiées clairement. Alors ils ont fini par penser que c’était juste une idée théorique, pas très pertinente en pratique. Et puis soudain le commerce, notamment avec la Chine, a eu un impact massif. Mais la littérature sur le commerce était mal équipée pour le voir. Elle s’intéressait aux prix, pensait que tout se passait au niveau national. Or les effets étaient locaux, régionaux, et passaient par les pertes d’emploi, pas par les baisses de salaires.
« Nous-mêmes avons été surpris par l’ampleur des pertes d’emploi dues au commerce international, notamment avec la Chine »
Ce qui nous a permis de voir les choses, c’est de raisonner comme des économistes du travail. Nous avons regardé les marchés du travail locaux, plus ou moins exposés aux importations chinoises, pas seulement les salaires moyens, donc, mais l’emploi : qui travaille, qui ne travaille pas. Et les résultats ont été très nets. Nous-mêmes avons été surpris par l’ampleur des pertes d’emploi. Evidemment, on savait que les emplois manufacturiers allaient souffrir avec les importations. Pour sauver leurs emplois, les gens doivent alors quitter l’industrie pour aller vers d’autres secteurs. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est qu’ils seraient si peu nombreux à suivre ce chemin.
Les effets de la mondialisation sur l’emploi local sont-ils temporaires ou durables ?
D. A. : Un peu des deux. L’emploi revient, en général. Mais pas dans les mêmes secteurs, ni pour les mêmes personnes. Dans nos travaux récents avec David Dorn, Gordon Hanson, Maggie Jones et Bradley Setzler, nous montrons que les régions les plus touchées par les importations chinoises ont fini par rebondir après 2010. L’emploi y a cru, parfois plus vite qu’ailleurs. Mais ce ne sont plus des emplois industriels. Ce sont des postes dans la santé, l’éducation, la logistique, le commerce, l’hôtellerie…
Et les gens qui occupent ces emplois ne sont pas ceux de l’ancienne industrie. Ce sont souvent des femmes, des personnes hispaniques nées aux Etats-Unis, des immigrés diplômés. Ceux qui étaient dans l’industrie ne se sont pas beaucoup reconvertis, et ils ne sont pas partis ailleurs non plus. Ça aussi, c’est une surprise : ils ont même bougé moins qu’avant. On a donc deux économies qui coexistent dans un même lieu : une nouvelle, dynamique, à bas salaires mais en croissance ;et l’ancienne, avec des gens déconnectés de cette transition.
Cela a-t-il eu des conséquences politiques ?
« Aujourd’hui, la légende du choc chinois est peut-être devenue plus puissante que le choc lui-même ! Elle a pris une ampleur symbolique considérable »
D. A. : Assurément. Gordon Hanson, David Dorn, Kaveh Majlesi et moi avons publié un article montrant que ces régions ont commencé à voter davantage pour les républicains du Tea Party. Les modérés ont disparu. La consommation médiatique y a changé aussi. D’autres pays ont connu la même poussée populiste sans « choc chinois », ce n’est donc pas une cause unique ni même principale. Mais cela a été un catalyseur. Et aujourd’hui, la légende du choc chinois est peut-être devenue plus puissante que le choc lui-même ! Les gens s’en souviennent, en font un récit, parfois même de choses qui ne se sont pas produites. Cela a pris une ampleur symbolique considérable.
Cela a-t-il aidé Donald Trump à gagner l’élection ?
D. A. : Je le pense, oui. C’est ce que montrent nos données. Mais lui-même ne le savait pas d’avance. Il a improvisé, testé. Et il a vu que l’immigration et la perte d’emplois industriels faisaient réagir. Il s’y est accroché, et ça a marché. Il a trouvé les bons leviers de communication.
Sa politique commerciale est-elle une bonne réponse à ce problème ?
« Fabriquer des iPhones ici ? C’est absurde. La vraie compétition, c’est sur les batteries, les semi-conducteurs, l’aviation, l’IA, la robotique… Et là, les Etats-Unis sont menacés »
D. A. : Absolument pas. C’est une mauvaise réponse à une bonne question. En fait, le protectionnisme simple ne suffira pas, tout simplement parce que les emplois perdus ne reviendront pas. D’ailleurs, la Chine perd maintenant ces emplois au profit du Vietnam ou du Cambodge. Les Etats-Unis ne produiront plus de meubles standards ou de chaussettes ! Fabriquer des iPhones ici ? C’est absurde. Ce sont des emplois difficiles, peu intéressants, mal rémunérés. La vraie compétition, c’est sur les batteries, les semi-conducteurs, l’aviation, l’IA, la robotique… Et là, les Etats-Unis sont menacés. Il faut investir stratégiquement, protéger ces secteurs.
Vous avez dit que les Etats-Unis pourraient perdre Boeing, GM, l’IA…
D. A. : Tout à fait. Le secteur automobile américain est en grand danger. La Chine produit des véhicules électriques à moitié prix, de très bonne qualité. Sans protection, ils balayeraient les constructeurs américains. En aviation, la Chine progresse. Sur les drones, elle domine. Sur les semi-conducteurs, elle grimpe très vite. Ce sont des secteurs stratégiques, dans lesquels la Chine a réussi ses politiques industrielles. Elle réalise des économies d’échelle, c’est essentiel en industrie.
Et l’Europe dans ce paysage ? Existe-t-elle encore dans la compétition ?
D. A. : J’ai des inquiétudes pour l’Europe, l’Allemagne en particulier. Elle a profité de la montée de la Chine, mais la Chine a appris, copié, et produit ses propres outils. Elle fabrique ses voitures, ses machines. On constate aujourd’hui deux types de chocs chinois. L’un sur les secteurs à forte valeur ajoutée, qui menace les champions nationaux des pays vieux pays industrialisés. L’autre est géographique : la Chine exporte massivement vers l’Amérique latine, l’Afrique, avec des produits vendus à perte. Cela entraîne une désindustrialisation majeure.
« Xi Jinping a décidé de miser massivement sur la production industrielle. C’est un véritable défi pour le reste du monde »
Le secteur immobilier chinois s’étant effondré, Xi Jinping a décidé de miser massivement sur la production industrielle. Beaucoup d’usines chinoises perdent de l’argent, mais produisent quand même. C’est un véritable défi pour le reste du monde. Ce second choc chinois pourrait être bien plus grave que le premier.
Votre recommandation, alors ?
D. A. : Mener des politiques industrielles ciblées sur les secteurs stratégiques. La Chine a 120 millions de travailleurs industriels. Les Etats-Unis, 13 millions. On ne peut pas tout faire. Il faut choisir, coopérer avec l’Europe, le Japon, la Corée, Singapour. Et investir : en infrastructures, en énergie, en compétences. Cela soutiendrait la croissance, l’emploi, et renforcerait notre position dans les secteurs clés. Sans cela, les Etats-Unis ne seront pas compétitifs.
Comment jugez-vous les premiers mois de Trump ?
« On entre dans un crépuscule du leadership américain, méthodiquement organisé par son président »
D. A. : Chaotiques. Ses politiques en matière d’immigration, d’éducation, de commerce sont destructrices. Elles envoient un message : « Nous ne voulons plus des talents du monde. » En affaiblissant les universités et sa recherche, les Etats-Unis se sabotent. Sur le plan diplomatique aussi, ils se retirent, laissant le champ libre à la Chine. On entre dans un crépuscule du leadership américain, méthodiquement organisé par son président. Je suis un patriote, quelqu’un qui croit profondément aux forces uniques de l’Amérique et à sa bonté fondamentale. C’est déchirant d’assister à sa propre destruction de l’intérieur.