Réformée, la retraite progressive va-t-elle enfin décoller ?

Depuis le 1er septembre, les règles de la retraite progressive concernent tous les travailleurs dès 60 ans. Ce dispositif jusque-là très marginal ne pourra que progresser, mais dépendra de savants arbitrages financiers.

Avec 27 820 bénéficiaires d’une retraite progressive en 2023, il paraît difficile de partir de plus bas. Surtout au regard des quelque 700 000 personnes qui, chaque année, ouvrent leurs droits à la retraite. Certes, toutes n’auraient pas été éligibles au dispositif, mais la marge de progression s’annonce prometteuse.

Très peu mise en avant par les pouvoirs publics et les régimes de retraite eux-mêmes, la mesure en vigueur depuis 1988, modifiée en 2015, offrait jusqu’ici la possibilité essentiellement aux salariés du privé mais aussi aux artisans et commerçants de passer à temps partiel – entre 40 % et 80 % – deux ans avant l’âge légal de départ, tout en percevant une fraction de leur pension.

Pour le dire simplement, un salarié qui décide de travailler à 80 % touche 80 % de son salaire et 20 % de sa pension. La perte de revenu, modérée par rapport à un temps partiel classique, est tout de même réelle : une fraction de la pension ne pourra jamais être équivalente à l’ancien salaire, et une décote sera appliquée en fonction du nombre de trimestres validés au moment où le salarié entre dans le dispositif de retraite progressive. Plus un actif est éloigné de son taux plein (âge légal et 172 trimestres requis dès les générations nées après 1965), plus cette pénalité sera importante.

Mais pendant toute cette période, il continue de cotiser afin d’acquérir des trimestres et des points retraite. Et lorsqu’il décide de liquider entièrement ses droits à la retraite, sa pension est recalculée en fonction des droits engrangés.

Des règles assouplies

La réforme de 2023 ne change pas radicalement les règles : elle les assouplit, élargit les publics éligibles et impose à l’employeur de motiver sa décision en cas de refus. Ce dernier devra alors démontrer que le passage à temps partiel du salarié est incompatible avec l’activité économique de l’entreprise.

Contrairement à ce que souhaitaient les syndicats, la retraite progressive ne devient pas un droit opposable, mais l’employeur devra tout de même apporter la preuve que les compétences de son salarié sont irremplaçables.

Un décret paru le 23 juillet dernier définit donc le nouveau cadre pour les retraites qui prennent effet à partir du 1er septembre 2025. « La retraite progressive devient accessible dès 60 ans et pour tous », résume Fabien Benejam, le directeur métier du groupement d’intérêt public Union Retraite, plus connu sous le logo Info Retraite, qui réunit tous les régimes obligatoires.

« Avant, il fallait calculer pour savoir exactement à quel âge on pouvait accéder à ce dispositif. Maintenant, on ne se pose plus de question, c’est 60 ans. Psychologiquement, ça fait une différence. Moins il y a de contraintes sur un dispositif, plus il a de chances de marcher. »

Quant au « pour tous », il signifie dorénavant que les agents publics, les professions libérales et l’ensemble des indépendants y ont également droit. Cette simplification du message s’est doublée, ces deux dernières années, d’une simplification des démarches : elles peuvent toutes être effectuées en ligne et il n’existe plus qu’un seul point d’entrée pour faire une demande de retraite.

Une appli (Mon compte retraite) et un simulateur de droits, mis au point par l’Agirc-Arrco pour le compte de l’ensemble des régimes, permettent déjà aux assurés de savoir où ils en sont dans leur suivi de carrière, de rectifier des oublis… et surtout d’avoir une visibilité sur les montants de pension auxquels ils peuvent prétendre. Depuis peu, le simulateur intègre donc la retraite progressive.

Transition en douceur

Cette meilleure accessibilité suffira-t-elle à faire décoller une mesure jusque-là superbement ignorée par les employeurs et les assurés ? Les conditions semblent en tout cas réunies pour un renversement de tendance. Valéry Bassong, directeur des solutions d’épargne d’entreprise au sein du cabinet WTW France, constate un réel frémissement depuis près de deux ans :

« Les entreprises commencent à comprendre l’intérêt de la retraite progressive. Nous n’avons jamais enregistré autant de demandes sur le sujet. »

Alors que l’âge légal de départ ne cesse de reculer et que les directions sont de plus en plus confrontées à l’enjeu des aménagements de fin de carrière, cette montée en puissance s’explique surtout par la possibilité de réaliser des économies, justifie cet expert :

« Dans l’arsenal des mesures que sont les préretraites maison et les rachats de trimestres, la retraite progressive est l’outil le plus adapté à une transition en douceur. Grâce au temps partiel, l’entreprise se libère des marges de manœuvre financières pour recruter des profils plus jeunes et moins chers, les seniors ayant généralement des salaires plus élevés. Elle s’assure ainsi une transmission des savoirs, tout en proposant aux salariés qui veulent lever le pied une meilleure qualité de vie. »

La mesure pourrait réussir là où les dispositifs du type contrat de génération ont tous échoué

Potentiellement, la mesure pourrait réussir là où les dispositifs du type contrat de génération, mis en place pendant le mandat de François Hollande, ont tous échoué. Dans le cadre de la retraite progressive, certaines entreprises sont même prêtes à cotiser sur la base d’un temps plein, afin que les bénéficiaires de la mesure puissent toucher à terme une retraite plus importante, constate l’expert de WTW.

Les salariés peuvent en effet demander à surcotiser, mais sous réserve que l’employeur soit d’accord, chacun étant alors tenu de verser sa contribution (salariale et patronale) à l’assurance vieillesse. A défaut, les salariés ne cotisent et n’acquièrent de nouveaux droits qu’à hauteur de leur temps de travail effectif.

Disposition méconnue, des accords d’entreprise ou de branche prévoient le versement anticipé des indemnités de départ à la retraite afin de compenser la perte de revenus. « Ce n’est pas forcément une modalité favorable aux salariés, surtout si on la prend trop tôt », pointe Valéry Bassong. Car cette prime de départ est calculée en fonction de l’ancienneté dans l’entreprise et correspond à un douzième de la rémunération brute des douze mois avant le départ en retraite.

Bien calculer les incidences financières

Séduisante sur le papier, la possibilité de s’engager dans une retraite progressive exige toutefois de sortir la calculette. Première condition, il faut avoir validé au moins 150 trimestres pour y avoir droit. Parmi les quelque 640 000 assurés partis en retraite en 2018 – hors retraite progressive (seuls 10 500 avaient choisi cette option) –, près de 250 000 avaient pourtant validé au moins 150 trimestres à l’âge de 60 ans, soit 38,46 % du total, détaille un document de la Cnav publié en février 2024.

Or atteindre ce plancher n’est pas si aisé : cela implique d’avoir travaillé continûment – en ayant validé 4 trimestres par an – depuis l’âge de 22 ans. Certes, les trimestres octroyés au titre de la formation, du chômage ou des enfants entrent en ligne de compte.

Les femmes, davantage à temps partiel, sont aujourd’hui majoritaires parmi les bénéficiaires de la retraite progressive

Cela explique en partie que les femmes – qui sont déjà davantage à temps partiel que les hommes – soient aujourd’hui majoritaires (68 %) parmi les bénéficiaires de la retraite progressive. Un homme de 60 ans, diplômé, qui a commencé à travailler à 24 ans, devra de son côté attendre 62, voire 63 ans pour y prétendre. Idem pour toutes celles et ceux dont la carrière a été mitée par des périodes d’inactivité1.

Autre réserve, les prétendants au dispositif devront bien vérifier que leur passage à temps partiel ne les empêchera pas d’acquérir des trimestres. Pour en valider un, il est nécessaire de gagner au moins 1 782 euros sur la période (150 fois le taux horaire du Smic).

Un salarié payé au Smic n’aura probablement pas intérêt à choisir un temps trop partiel. En moyenne, seuls 15 % des bénéficiaires de la retraite progressive (entre 2015 et 2020) avaient d’ailleurs choisi de percevoir plus de 50 % de leur pension (contre 20 à 30 % pour 35 % des assurés et de 31 à 50 % pour la moitié des assurés).

Deux profils intéressés : hommes CSP++ et métiers pénibles

La retraite progressive reste à ce jour choisie par des salariés qui ont donc plutôt une carrière complète et des salaires plus élevés que la moyenne. La Cnav relève ainsi que parmi les nouveaux retraités de 2020, celles et ceux qui avaient opté pour cette modalité percevaient, à l’âge de 50 ans, des salaires bruts annuels supérieurs (34 523 euros) à ceux des autres assurés du régime général (30 200 euros).

La possibilité de perdre son emploi pèse également dans la balance. En cas de licenciement, le dispositif de retraite progressive cesse aussitôt, mais les allocations chômage sont alors calculées sur la base du temps partiel, pas sur celle du temps plein que le salarié a pu effectuer des années durant.

« Aujourd’hui, on observe surtout deux publics intéressés, note Valéry Bassong. Ce sont plutôt des hommes, CSP++, qui ont des projets alternatifs. Ils veulent profiter de la retraite progressive pour mûrir leur idée et s’installer en indépendants après 64 ans. Et nous voyons des personnes qui ont exercé des métiers pénibles. Elles n’entrent pas dans les carrières longues et souhaitent alléger leur charge de travail. »

En dépit de l’effet d’affichage à 60 ans, Valéry Bassong pronostique plutôt des périodes de retraite progressive assez courtes

Et en dépit de l’effet d’affichage à 60 ans, l’expert pronostique plutôt des périodes de retraite progressive assez courtes : « Ce sera à vérifier, mais je pense que beaucoup opteront pour la mesure une à deux années avant l’âge légal, pas pendant quatre ans. »

La durée maximale de la retraite progressive reste d’ailleurs une question en suspens. Le patronat attend des précisions sur le fait de pouvoir borner cette disposition dans le temps. Car aujourd’hui, la retraite progressive ne connaît pas de limite et pourrait, dans l’absolu, durer jusqu’à 70 ans, âge de mise à la retraite d’office par l’employeur.

Des règles distinctes pour les fonctionnaires

Enfin, faudra-t-il compter sur les nouveaux publics éligibles pour grossir les rangs des bénéficiaires ? Ce pourrait être le cas des agents publics, dont la retraite est calculée sur les six derniers mois de traitement – et non pas sur les 25 meilleures années. Celles et ceux qui sont proches de la retraite et sont déjà à temps partiel ont évidemment tout intérêt à demander une retraite progressive2. Leur niveau de vie s’en trouverait de facto amélioré.

Les demandes de retraite progressive émanent plutôt des femmes, et les fonctionnaires souhaitent généralement en bénéficier un peu avant 62 ans

Au moment de l’entrée en vigueur de la réforme, en septembre 2023, le Conseil d’orientation des retraites estimait que sur la seule fonction publique d’Etat, 126 000 agents étaient éligibles au dispositif, dont 8 % étaient déjà à temps partiel. Les premières informations recueillies montrent que les demandes de retraite progressive émanent plutôt des femmes (62 %) et que ces fonctionnaires, hommes et femmes confondus, souhaitent bénéficier de ce système un peu avant 62 ans.

« Pour toute une catégorie d’agents, notamment ceux qui exercent des métiers pénibles, la retraite progressive est une bonne alternative, estime Gilles Oberrieder, spécialiste des questions de retraite au sein de l’Union fédérale des syndicats de l’Etat CGT (UFSE-CGT). Mais attention à ne pas y perdre en termes de durée d’assurance. Le système n’est avantageux que si l’on est sûr d’avoir atteint le bon nombre de trimestres pour obtenir son taux plein au terme de la retraite progressive. Il faut donc faire de savants calculs pour ne pas subir de décote. »

Les règles du secteur public sont en effet différentes de celles du privé. Un fonctionnaire qui passerait à mi-temps pendant quatre ans ne valide pas 16 trimestres, mais seulement 8, quel que soit son niveau de salaire. « Or c’est cette durée d’assurance qui compte pour calculer le montant de la pension, rappelle le cégétiste. Faute d’avoir validé le bon nombre de trimestres, on n’obtient pas 75 % de son ancien traitement. »

Pour pallier cette perte, l’agent peut décider de surcotiser3 comme s’il travaillait à temps plein, mais cette retenue est non négligeable.

Incertitudes pour les professions libérales et les indépendants

La plus grosse inconnue concerne les professions libérales et les indépendants qui doivent justifier d’une baisse de 20 % à 60 % de leurs revenus pour accéder à la mesure. Sachant qu’il est difficile d’anticiper précisément la part de ces chutes de rentrées financières et que les montants de pension peuvent être faibles selon les régimes – surtout avant le départ à l’age légal –, le jeu en vaudra-t-il la chandelle ? C’est sans doute pour cette catégorie de travailleurs que les arbitrages vont être les plus délicats à réaliser.

La retraite progressive pourrait même donner un coup d’accélérateur à son petit cousin, le cumul emploi-retraite

Malgré ces réserves, la retraite progressive devrait enfin sortir de l’anonymat. Elle pourrait même donner un coup d’accélérateur à son petit cousin, le cumul emploi-retraite, adopté à ce jour par plus de 600 000 assurés. Assez voisine dans son fonctionnement, cette disposition n’est a contrario accessible qu’à partir de l’âge légal (64 ans).

Dans la mesure où un travailleur atteindrait le taux plein (âge légal + tous les trimestres requis) au terme de sa retraite progressive, il pourrait ainsi enchaîner avec un cumul emploi-retraite « intégral », c’est-à-dire en cumulant la totalité de sa retraite avec la totalité de ses revenus4.

Toute la question reste de savoir s’il est désirable de vouloir travailler, ou de devoir travailler, jusqu’à un âge avancé…

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/reformee-retraite-progressive-va-t-enfin-decoller/00116150