Le flicage des chômeurs s’intensifie, mais reste une boîte noire

Des travaux inédits indiquent que les contrôles des chômeurs ont augmenté ces dernières années. Ils ciblent davantage certains profils et reposent plus sur les pratiques des conseillers de France Travail que sur la loi.

Le contrôle des demandeurs d’emploi fait l’objet de nombreux fantasmes, aussi bien dans les médias que dans les discours du personnel politique. Mais finalement, que sait-on vraiment sur la façon dont il est effectué ?

Pas grand-chose, répond une équipe de chercheurs et chercheuses en sociologie, droit et science politique. Dans le cadre d’une étude publiée fin juin, sur le site de l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice, ils ont analysé les textes juridiques et des documents internes à France Travail (ex-Pôle emploi) sur une période entre 2008 et 2024 et ont réalisé des entretiens auprès de contrôleurs, de personnel encadrant et de médiateurs de l’opérateur.

Pour ouvrir la boîte noire des contrôles de la recherche d’emploi, « nous voulions comprendre quelles étaient les obligations qui pèsent sur les demandeurs d’emploi, comment elles sont définies et appliquées, avec quelle régularité et s’il y a des variations », résume Claire Vivès, sociologue au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET).

Premier constat : le Code du travail ne définit pas clairement ce qu’est une « recherche active d’emploi ». Ce sont davantage les orientations données par l’encadrement supérieur en matière d’organisation de la procédure de contrôle, de logiciels utilisés pour contrôler et les pratiques des agents de France Travail qui déterminent le contrôle des « actes positifs et répétés de recherche d’emploi » – catégorie dans laquelle peuvent entrent, par exemple, les réponses à des offres d’emploi, les candidatures spontanées, les visites de salons professionnels, voire la mise à jour du CV…

La définition du « bon chômeur »

Reste que « c’est l’organisation du contrôle qui façonne les représentations du « bon chômeur » », résume Claire Vivès. Encore faut-il que tous les contrôleurs se basent sur les mêmes critères. Or c’est loin d’avoir toujours été le cas : un protocole national de contrôle a été mis en place… cette année ! Auparavant, les consignes pouvaient différer d’une région à l’autre. Mais même avec cette tentative d’harmonisation nationale, les travaux montrent des différences de pratiques parmi les contrôleurs.

« Avant la mise en place du CRE dit « rénové », la pratique la plus courante était d’envoyer un questionnaire aux chômeurs contrôlés, et ensuite d’avoir un entretien téléphonique avec ceux-ci, en cas d’absence de réponse ou de justifications insuffisantes. La durée des contrôles et les pièces demandées ne sont pas toujours les mêmes, liste Luc Sigalo Santos, maître de conférences en science politique. En définitive, selon l’interaction entre contrôleur et contrôlé, la définition que l’on met derrière « recherche active d’emploi » n’est pas la même. »

Même pour un seul et même contrôleur, le traitement peut changer d’un demandeur d’emploi contrôlé à l’autre. « En fonction du lieu de résidence, de la trajectoire de la personne, de la façon dont se déroule le contrôle, des individus dans des situations comparables peuvent faire pour certains l’objet d’une sanction, pour d’autres d’une « redynamisation » », complète Jean-Marie Pillon, maître de conférences en sociologie.

Les contrôleurs sévissent davantage envers les bénéficiaires du RSA et les professionnels des métiers en tension

Les statistiques montrent néanmoins quelques tendances : les femmes sont un peu moins contrôlées et moins sanctionnées, tout comme les diplômés du supérieur. Les contrôleurs sévissent davantage, en revanche, envers les bénéficiaires du RSA et les professionnels inscrits sur des métiers en tension, beaucoup plus couramment contrôlés depuis l’automne 2021, dans la foulée des annonces en ce sens du Président de la République et de la Première ministre de l’époque Elisabeth Borne, au début du mois de novembre.

« Ce ciblage pose un certain nombre de problèmes puisque des profils de demandeurs d’emploi déjà précaires et usés par leur métier sont davantage exposés », analyse Claire Vivès.

Contrôles express, algorithmes et lissage des radiations

Les travaux montrent par ailleurs que le nombre de contrôles, leur cadence et leur volume ont augmenté au cours des dix dernières années. Fixés par le gouvernement et la direction générale de France Travail / Pôle emploi, les objectifs quantitatifs annuels sont de plus en plus élevés… Et pourtant toujours remplis, voire même dépassés, constatent les six chercheurs ! Mais à quel prix ?

« On a compressé de manière assez forte les durées de contrôle, reprend Luc Sigalo Santos. Le temps laissé au contrôleur est plus serré, de même que le temps dont bénéficie le « contrôlé » pour répondre et apporter des justifications. »

Afin d’atteindre les objectifs, les contrôleurs sont aussi invités à utiliser certains outils numériques fondés sur des algorithmes. « Mais sur le terrain, on nous dit que pour l’instant, au mieux, ces outils ne servent pas à grand-chose, au pire qu’ils font perdre du temps. » Ils semblent même avoir été laissés de côté dans plusieurs régions.

Bien que le nombre de contrôles croisse, le taux de radiation reste quasi stable depuis dix ans

Paradoxalement, bien que le nombre de contrôles croisse (plus de 600 000 en 2024, 523 000 en 2023), le taux de radiation reste quasi stable depuis dix ans, se situant entre 15 et 17 % parmi l’ensemble des contrôles déclenchés, avec seulement quelques variations régionales contenues.

Cette constance s’explique avant tout par le fait que la grande majorité des chômeurs recherchent bien activement un emploi, mais aussi par un jeu réalisé sur les paramètres managériaux et gestionnaires, notent les chercheurs. Même si aucune consigne officielle n’est transmise par la direction générale à ce sujet, « les responsables d’équipes prêtent une attention particulière à homogénéiser les taux de radiation des différents contrôleurs pour lisser aux niveaux national et régional ». Les managers peuvent par exemple freiner le zèle des contrôleurs pour rester dans la moyenne statistique.

Des recours difficiles

Enfin, l’équipe d’universitaires s’est intéressée aux recours des demandeurs d’emploi qui ont été contrôlés, ceux qui contestent une sanction. En termes techniques, on parle de « parcours contentieux ». Ce dernier s’avère très long, puisqu’il commence par une réclamation et peut s’achever au tribunal.

Les travaux indiquent que les personnes qui s’engagent sur ce chemin escarpé sont souvent mises à distance de la justice administrative par France Travail / Pôle Emploi, qui oblige à passer d’abord par une médiation. Le problème est que « les médiateurs ne sont pas très à l’aise avec ces dossiers. Ils ne disposent pas de critères très tangibles et objectivables pour évaluer les recours », note Luc Sigalo Santos.

Quand le contentieux va jusqu’au tribunal, le juge reprend généralement à son compte l’argumentaire de France Travail

Quand le contentieux va jusqu’au tribunal administratif, le juge reprend généralement à son compte l’argumentaire de France Travail / Pôle emploi, soulignent encore les chercheurs. « D’une part à cause de l’absence de définition précise dans le Code du travail de ce qui constitue une recherche active d’emploi. D’autre part parce que les juges administratifs sont très peu formés aux enjeux qui ont trait aux questions de chômage. »

Autrement dit : à la fin, c’est (presque) toujours France Travail qui gagne.

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/controle-chomeurs-sintensifie-reste-toujours-opaque/00115167