211 milliards dans la brume : quand l’Etat distribue aux entreprises à l’aveugle

Un rapport sénatorial avance le chiffre record d’au moins 211 milliards d’aides publiques versées aux entreprises dans la plus grande opacité. Des pistes sont avancées pour conditionner ces subventions.

Les sénateurs Olivier Rietmann (LR) et Fabien Gay (Groupe communiste) ont rendu le 8 juillet un rapport très attendu sur les aides publiques aux entreprises. Leur objectif était simple : établir une estimation fiable de leur montant, des conditions éventuelles attachées à leur utilisation et une évaluation de leur efficacité. Le résultat a été bien plus difficile à obtenir que prévu.

« L’administration est incapable de savoir combien elle donne, à qui et à quoi ça sert ! », énonce d’emblée Fabien Gay lors de la présentation du rapport.

L’équivalent d’environ 7 % du PIB s’évanouit dans la nature et personne ne sait vraiment où va l’argent. Bercy, pourtant tellement à cheval sur les dépenses publiques, ne semble pas vouloir en savoir plus. Le rapport montre le manque flagrant d’intérêt du ministre de l’Economie Eric Lombard pour le sujet et laisse pointer un gros sous-texte politique : se pencher sur ces chiffres, c’est questionner le comportement des entreprises dont le ministre se fait, jour après jour, le porte-parole des intérêts.

Après plusieurs mois de travail, la commission d’enquête sénatoriale aboutit à une estimation qu’elle qualifie de « prudente » de 211 milliards d’aides. Il s’agit d’un plancher, car c’est sans compter les aides des régions, du bloc communal et les aides européennes, difficiles à établir avec des chiffres solides. Les sénateurs demandent alors à l’Insee d’arrêter « une nomenclature consensuelle et robuste des aides aux entreprises et d’alimenter un tableau annuel ».

L’objectif final est d’obtenir un taux de prélèvements obligatoires des entreprises net des aides. L’économiste Anne-Laure Delatte qui a effectué ce type de calcul révèle que le prélèvement net sur les entreprises françaises est plus élevé que dans les autres pays européens mais que l’écart s’est fortement réduit au cours des trente dernières années.

Des conditions à mettre en place

La question économique de fond est donc moins de savoir si les directions profitent plus que les autres pays de cette manne – « les entreprises françaises ne se goinfrent pas », précise le sénateur Olivier Rietmann – mais de s’assurer de l’efficacité de ces aides. Ces dernières poursuivent en effet des objectifs de politique publique – encourager la recherche, l’emploi des moins qualifiés, etc. – mais les servent-elles vraiment ?

Les travaux de la commission mettent en avant le cas des entreprises qui reçoivent des aides et procèdent en même temps à des plans sociaux, des distributions généreuses de dividendes, des rachats d’actions, etc., des situations « difficiles à concevoir pour le contribuable », s’irrite le rapport. Pour autant, difficile de changer d’orientation si les conditions d’utilisation des aides n’ont pas été fixées en amont, ce que recommandent les auteurs.

Le principe de la conditionnalité des aides n’est pas étranger au droit français. Le Code du travail prévoit la possibilité de récupération de transferts publics lorsqu’un employeur en difficulté ne remplit pas son obligation de recherche d’un repreneur même si « cette faculté de demander le remboursement des aides perçues semble très peu utilisée ». Une difficulté qui ne date pas hier.

Il existe également pour les aides supérieures à 50 millions d’euros des clauses de retour à meilleure fortune en France au niveau étatique, dans certaines régions et de manière systématique pour les entreprises bénéficiaires des projets importants d’intérêt européen commun (Piiec).

Lors de la pandémie, les entreprises d’au moins 5 000 salariés ou au chiffre d’affaires excédant 1,5 milliard d’euros souhaitant bénéficier d’un prêt garanti par l’Etat devaient s’engager à ne pas distribuer de dividendes ni à racheter des actions.

Des réformes indispensables

« Nous voulons changer la doctrine des aides publiques », avance ainsi le sénateur Gay. Il faudrait « fixer une durée minimale de déploiement de l’aide, de manière à donner aux entrepreneurs une visibilité pluriannuelle sur l’application du dispositif » et également « privilégier systématiquement, lorsque ce schéma est économiquement viable, l’instrument des avances remboursables plutôt que celui des subventions budgétaires. »

Lorsqu’une entreprise demande des aides pour des projets a priori rentables, elle devra rembourser si tout se passe bien. Point supplémentaire : puisque certains cabinets sont devenus des chasseurs de primes d’aides publiques, il faudrait encadrer réglementairement leur rémunération.

Les sénateurs terminent leur rapport par une série d’autres propositions visant à la rationalisation des aides, à commencer par diminuer leur nombre (plus de 2 200 dispositifs différents) par trois d’ici 2030.

« Seraient tenues de rembourser les aides perçues, et ne pourraient plus y prétendre durant une durée suffisamment incitative, les entreprises ayant été condamnées de manière définitive en matière de fraude fiscale, de travail illégal, de discrimination systémique ou de police de l’environnement », préconisent-ils.

Il en va de même pour les sociétés qui ne publient pas leurs comptes, ce qui semble frappé au coin du bon sens moral, économique et budgétaire. Il est également proposé d’exclure les aides reçues du résultat distribuable dans l’hypothèse où une entreprise réaliserait 10 millions de profits après avoir reçu 2 millions d’aides, elle ne pourrait distribuer au maximum que 8 millions à ses actionnaires.

Enfin, une autre proposition de bon aloi est mise sur la table : « Systématiquement privilégier la mise en place d’aide publique de façon temporaire ou expérimentale, en subordonnant le maintien ou la pérennisation de l’aide à une mesure d’évaluation. »

La France ne peut pas en effet continuer à verser l’équivalent de 7 % de sa richesse aux entreprises à l’aveugle, sans connaître vraiment le montant effectivement distribué, sa dynamique et son efficacité. Les conclusions de la commission, adoptées à l’unanimité en dépit des camps politiques différents de ses membres, ouvrent la voie à une évolution salutaire et consensuelle dont le parlement doit se saisir.

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/211-milliards-brume-letat-distribue-aux-entreprises-a-l/00115675 Par Christian Chavagneux