Le filet troué de la fiscalité des entreprises dans le monde
Une étude de l’OCDE montre que la baisse des taux d’impôt sur les sociétés a cessé au niveau mondial. Mais des dispositifs plus discrets continuent d’entretenir la compétition fiscale internationale… au détriment de tous.
L’édition 2025 du rapport consacré à l’impôt sur les sociétés dans le monde que vient de publier l’OCDE est intéressante à plus d’un titre. Elle permet de saisir la dynamique de cette fiscalité particulière et ses parts d’ombre, aussi bien du côté des Etats que des entreprises. Trois grands résultats ressortent de cette étude.
Cela faisait vingt ans que cela descendait tout seul : le taux mondial de l’impôt sur les sociétés (IS) s’est effondré de 28 % en 2000 à 21,7 % en 2019. Et puis, plus rien. Depuis cinq ans, l’aiguille ne bouge presque plus : 21,2 % en 2025, annonce l’OCDE dans ses Corporate Tax Statistics. Bref : la course au moins-disant fiscal s’est plutôt transformée en jogging lent !
« On observe une stabilisation notable des taux […] mettant fin aux deux dernières décennies de baisse continue », note l’OCDE. Avec la forte montée des dettes publiques – liée notamment à la pandémie et à la guerre en Ukraine –, les Etats ont fini par comprendre qu’ils ne pouvaient plus se permettre d’abandonner de tels volumes de base imposable.
Dans ce nouveau paysage, le taux standard d’IS français (25 %) est parfaitement normalisé dans le club OCDE (moyenne : 24,1 %). Mais le taux effectif ressort à 36,1 % en 2025, en raison des surtaxes temporaires appliquées aux grandes entreprises pour faire face à la situation budgétaire dangereuse du pays. Par comparaison, selon les données de l’OCDE, l’Allemagne est à 29,9 %, l’Italie à 27,8 %, l’Espagne à 25,8 %, ou le Royaume-Uni à 25 %. De quoi nourrir la machine à récriminations du Medef ! L’IS semble redevenir l’un des piliers de financement de l’Etat.
Le nouveau jeu de la concurrence
Pour autant, les entreprises auraient tort de se plaindre. Si la course à la baisse des taux nominaux semble pour le moment stoppée, les Etats ont ouvert un autre chemin en leur faveur : réduire l’impôt grâce aux incitations à la recherche et développement (R&D). L’OCDE montre que ces cadeaux se multiplient : en 2000, seuls 19 pays de l’OCDE en offraient. En 2024, ils sont 33 sur 38.
Pourquoi une telle frénésie ? Parce qu’elle est moins visible qu’un « cadeau aux entreprises » qui passe par une baisse du taux d’IS. Autrement dit, pas besoin de défendre des taux ultrafaibles : il suffit de dire que l’on « soutient l’innovation »
Ces dispositifs ne cessent de s’étendre malgré les restrictions internationales sur les régimes préférentiels. Ce n’est plus une course au bas taux, mais à la niche la plus généreuse, dans laquelle chaque pays tente de rendre son territoire irrésistible.
Concrètement, nous dit l’OCDE, les « incitations » fiscales type crédit d’impôt recherche (CIR) abaissent le taux effectif d’imposition pour les dépenses de R&D à 14,2 % en moyenne en 2024, soit 7,3 points en dessous du régime standard. Les baisses de taux sur les revenus de la propriété intellectuelle font encore mieux : 12,5 % de taux effectif, soit – 7,2 points.
Dans cette compétition aux « incitations » fiscales, la France n’est pas suiveuse : elle est championne !
Naturellement, personne ne veut être le pays qui arrête pendant que tous les autres continuent. Et dans cette compétition, la France n’est pas suiveuse : elle est championne ! Concernant le taux effectif pour la R&D par exemple, il se situe bien en dessous de 10 % pour les grandes entreprises en France.
Une étude récente du Tax Justice Network, centrée sur les réductions fiscales en faveur de la localisation des revenus de la propriété intellectuelle, montre que la France est le pays qui y perd le plus de recettes fiscales : 1,1 milliard d’euros en direct. Il faut ajouter 2,3 milliards du fait de mesures similaires dans les autres pays en faveur des entreprises françaises. La France ne baisse plus l’IS, mais troue sa base.
Les paradis fiscaux restent largement utilisés
On peut voir le verre à moitié plein : selon les données présentées, qui vont jusqu’en 2022, l’intensité du recours aux paradis fiscaux s’est un peu tassée depuis 2017. Mais les ordres de grandeur n’ont pas changé : les profits restent quatre fois plus élevés par salarié dans ces territoires que dans les pays riches. Les multinationales ont continué d’optimiser de manière agressive, massivement et méthodiquement.
Les batailles menées pendant quinze ans pour lutter contre ces pratiques ont un effet mesurable, mais ne changent pas encore les fondamentaux : tant que les bénéfices peuvent être comptabilisés là où l’impôt est faible, la géographie des profits continuera de refléter l’ingénierie fiscale plus que l’activité réelle.
A cet égard, une étude publiée tout récemment par l’EU Tax Observatory fournit des estimations pour la France. Les multinationales françaises délocalisent chaque année près d’un cinquième (18 %) de leurs profits à l’étranger, soit 10,3 milliards d’euros échappant au fisc et 3,7 milliards de recettes fiscales en moins, environ 7 % des recettes d’IS.
L’optimisation agressive ne pèse pas seulement sur les finances publiques : elle réduit aussi les revenus des salariés
Cette stratégie d’optimisation agressive ne pèse pas seulement sur les finances publiques : elle réduit aussi les revenus des salariés, chacun y perdant en moyenne 919 euros de participation (dont le montant repose sur les bénéfices déclarés par la filiale française), soit 2,6 % des salaires nets. Les plus modestes sont davantage touchés, avec une perte de 3,2 % de leurs salaires nets – davantage que les 2,3 % pour les salariés les mieux rémunérés.
Les autrices tentent un calcul : si ces pratiques étaient éliminées, les salaires des employés travaillant dans les filiales pratiquant l’évitement fiscal pourraient être de 4,1 % plus élevés. C’est loin d’être négligeable !
En somme, derrière la stabilisation des taux d’IS au niveau mondial se cache une double concurrence. La première entre Etats, qui ne font plus baisser les taux, mais font fondre la base comme neige au soleil sous couvert de favoriser l’innovation. La seconde entre multinationales, qui courent toujours après la réduction de leur facture fiscale, les entreprises françaises continuant de trouver 10,3 milliards de bonnes raisons de déclarer ailleurs ce qu’elles gagnent ici.
Dans ce capitalisme, tout le monde y perd : les Etats, en recettes fiscales, les salariés en rémunération… Mais aussi les entreprises, qui passent plus de temps à tricher qu’à innover.


