Annie Jolivet : « Un travailleur expérimenté n’est pas quelqu’un qui coûte cher et qui est peu productif »

Le sujet est sur la table depuis des mois, « favoriser » l’emploi des seniors. La ministre du Travail a annoncé toute une série de mesures. Beaucoup correspondent à la transposition en cours par les parlementaires de l’accord national interprofessionnel (ANI) conclu entre les partenaires sociaux en novembre dernier, d’autres ont été ajoutées par le gouvernement.

Parmi les différents points, CDI senior, retraite progressive ou encore obligation de négocier sur l’emploi des seniors, certains peinent à convaincre Annie Jolivet, économiste du travail au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) du Conservatoire national des arts et métiers (le Cnam).

Pour justifier son action, Astrid Panosyan-Bouvet compare très régulièrement le taux d’emploi des 55-64 ans en France (58,4 % en 2023) et celui en Allemagne (74,6 %). Mais la comparaison est-elle pertinente ?

Annie Jolivet : Les comparaisons internationales sont souvent employées pour justifier des réformes des retraites. Ici l’écart de seize points de pourcentage ne me paraît pas si considérable. L’Allemagne affiche en effet des différences majeures avec la France.

Le contexte n’est pas le même, l’Allemagne connaît un important déficit démographique. C’est l’une des raisons qui a justifié l’augmentation de l’âge standard de la retraite en Allemagne, déjà autour de 66 ans. Tous les Allemands ne travaillent pas jusqu’à cet âge-là car il existe des départs anticipés, notamment via l’invalidité mais aussi via des dispositifs de temps partiel « compacté » qui perdurent dans certains secteurs ou entreprises. Le niveau et la durée de la croissance économique en Allemagne ont beaucoup contribué à relever le taux d’emploi des seniors allemand. Tout cela explique la différence de taux d’emploi des seniors entre ces deux pays.

Déjà voté en juin par le Sénat, le « contrat de valorisation de l’expérience » devrait entrer en vigueur dès septembre prochain. Il vise à encourager les employeurs à embaucher des seniors en échange d’une exonération de cotisations sociales sur l’indemnité de départ en retraite et de la possibilité de se séparer du salarié sans licenciement lorsqu’il aura atteint le taux plein. Ce dispositif vous semble-t-il adapté ?

A. J. : Ce nouveau contrat qui déroge au droit commun pose plusieurs problèmes. Il a d’ailleurs d’importantes similitudes avec l’ancien CDD senior, créé en 2005, qui n’a jamais été vraiment utilisé.

D’abord, énormément d’obstacles se dressent sur le chemin des candidats plus âgés, en particulier lorsque la sélection des CV, avec de l’intelligence artificielle ou des critères d’âge, les écarte d’emblée. Comment les employeurs vont-ils publier les offres d’emploi correspondantes ? « Vous êtes à cinq ans de l’âge de la retraite ? Candidatez ! »

Ce contrat revient sur une évolution du droit du travail difficile à mettre en place : le basculement de la décision de la retraite à l’initiative de l’employeur (avec la mise à la retraite) à celle du salarié (qui aujourd’hui peut donner son accord ou refuser cette mise à la retraite jusqu’à 70 ans). Rétablir le mécanisme antérieur peut même aller à l’encontre de l’intérêt d’un employeur qui a pu avoir des difficultés à recruter. Certes, cet employeur peut choisir de ne pas activer la mise à la retraite mais la nouvelle disposition va à l’encontre de la possibilité pour un salarié de repousser la liquidation de sa retraite. Et de contribuer au relèvement du taux d’emploi des seniors et à l’évolution des représentations.

Enfin, je ne vois pas ce qui justifie une nouvelle exonération des cotisations sociales. Certes, ces contrats seront sans doute peu nombreux, ce qui en limitera le coût pour les comptes sociaux, mais le montant de cette exonération est faible et ne peut pas être une incitation décisive.

Parmi les mesures, se trouve également l’obligation pour les branches professionnelles de négocier sur l’emploi des seniors tous les quatre ans, idem pour les entreprises de plus de 300 salariés. Est-ce une amélioration ?

A. J. : Relancer ce thème de négociation, supprimé en 2017, est une bonne nouvelle. Des entreprises ont d’ailleurs continué à négocier sur ce sujet, dans des négociations sur des thèmes connexes très variés.

Cependant, obligation de négocier n’est pas obligation de conclure un accord ou de produire un texte unilatéral. Et négocier sur ce sujet demande à le travailler sur le fond. Il existe des outils, des expériences intéressantes, du savoir acquis, encore faut-il engager un travail de négociation qui prend du temps. Cela demande aussi aux branches de négocier une approche et des appuis pertinents pour les entreprises plus petites.

La ministre du Travail revendique une « simplification de la retraite progressive » : elle sera accessible dès 60 ans, contre 62 ans aujourd’hui.

A. J. : Le gouvernement avait fait le choix de décaler systématiquement de deux ans tous les dispositifs de retraite anticipée. Abaisser à nouveau l’âge d’accès à cette mesure n’est pas une simplification, mais peut la rendre plus attractive puisqu’elle sera la seule ouverte à un âge si précoce, hors carrière longue. Cela revient à favoriser un passage à temps partiel, pas ou peu coûteux pour les employeurs puisqu’une compensation de la baisse de rémunération est fournie par une fraction de la pension de retraite.

« Avec une carrière très discontinue, opter pour une retraite progressive n’est pas la meilleure solution pour compenser la réduction du temps de travail en fin de carrière »

Toutefois, ce n’est pas forcément avantageux pour les salariés. Avec une carrière très discontinue, par exemple des rémunérations à temps partiel pendant une longue période ou des emplois pas très bien payés, opter pour une retraite progressive n’est pas la meilleure solution pour compenser la réduction du temps de travail en fin de carrière.

Une retraite progressive peut aussi permettre de tenir plus longtemps et de liquider une seconde fois sa retraite dans de meilleures conditions [car le salarié continue de cotiser et ses droits sont recalculés au moment où il part définitivement à la retraite, NDLR]. Cependant, les employeurs tendent plutôt à promouvoir ce dispositif, combiné avec d’autres dispositifs tels que du temps partiel spécifique afin que les salariés partent à la retraite le plus tôt possible.

Astrid Panosyan-Bouvet veut renforcer par la loi l’articulation entre la visite médicale et l’entretien de mi-carrière. Cela peut-il améliorer la situation des seniors ?

A. J. : L’entretien de deuxième partie carrière et la visite médicale de fin de carrière sont des dispositifs accrochés à des âges seuils fixes. On pourrait plutôt fixer des entretiens à différents paliers de l’expérience professionnelle, après cinq ans d’exercice, dix ans, vingt ans, etc. C’était une possibilité ouverte dans la loi sur la formation tout au long de la vie de 2004. Parler d’entretien à 45 ans contribue à pérenniser les représentations des employeurs et des salariés sur l’âge auquel on devient un·e « travailleu·r·se vieillissant·e ».

« La possibilité de travailler jusqu’à des âges plus tardifs dépend aussi de l’état de santé et des conditions de travail au cours de la vie professionnelle »

C’est tardif et pas suffisant pour aménager le poste d’un ou d’une salariée ou pour penser la prévention et agir sur les conditions collectives de travail et sur l’organisation du travail. Les accidents du travail, les atteintes à la santé peuvent apparaître dès les premières années d’emploi. Les risques d’accidents du travail mortels sont plus élevés chez les jeunes. Or la possibilité de travailler jusqu’à des âges plus tardifs dépend aussi de l’état de santé et des conditions de travail au cours de la vie professionnelle.

La prévention ne fait pas l’objet d’une attention particulière, ni dans l’ANI, ni dans sa transposition par la loi.

Pour lutter contre les clichés à l’égard des seniors, le gouvernement lance une grande campagne de communication…

A. J. : L’ANI a pour la première fois pris comme référence la notion de travailleur expérimenté plutôt que celle de salarié senior. Or, la communication envisagée par le gouvernement semble retomber sur la notion de seniors et sur la référence à des bornes d’âge. Dans un contexte où les salariés travaillent de plus en plus longtemps, où les âges de la retraite se décalent, une communication devrait s’affranchir de telles références et faire évoluer les représentations sociales. Le message devrait être plus clair : un travailleur expérimenté n’est pas quelqu’un qui coûte trop cher, qui est peu productif et qui va forcément partir dès qu’il aura atteint l’âge minimum de la retraite à taux plein.

« Le débat reste en France trop largement centré sur le maintien en emploi et porte trop peu sur le recrutement »

Le débat reste en France trop largement centré sur le maintien en emploi et porte trop peu sur le recrutement, à part ce contrat de valorisation de l’expérience. Pourtant les embauches à des âges plus tardifs existent, les canaux de recrutement, les caractéristiques des entreprises, ce que ces recrutements apportent… tout cela pourrait être médiatisé.

D’un côté, de grandes entreprises se séparent de salariés en fin de carrière, de l’autre des petites et moyennes entreprises ont besoin d’expérience et de compétences. La mobilité professionnelle, y compris à des âges tardifs, est à travailler. L’ANI et le projet de loi doivent ouvrir des possibilités d’évolution des pratiques des employeurs.

source : https://www.alternatives-economiques.fr/annie-jolivet-un-travailleur-experimente-nest-quelquun-co/00115151