Gabriel Zucman : « Débattons sérieusement de la taxation des milliardaires ! »

Les milliardaires du monde entier échappent encore très largement à l’impôt, se retrouvant paradoxalement moins taxés que la majorité des autres contribuables. Tel est le constat dressé lors d’une conférence internationale qui s’est tenue à Paris les 8 et 9 avril derniers. Une dizaine d’économistes y ont présenté la situation fiscale dans leurs pays respectifs, aboutissant tous à la même conclusion préoccupante.

Une part importante des échanges a porté sur la proposition avancée par l’économiste Gabriel Zucman : selon lui, le montant total des impôts sur le revenu acquitté par les milliardaires devrait atteindre au minimum 2 % de la valeur de leur patrimoine. L’idée a aussi fait l’objet de discussions au sein du G20 et dans plusieurs pays, dont la France, où l’Assemblée nationale a adopté en février dernier une proposition de loi fondée sur ce principe.

Longtemps absents de ces sujets, les économistes s’en emparent désormais, et malgré le manque criant de transparence autour de la fiscalité des plus fortunés, les travaux présentés permettent aujourd’hui de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre. De leur côté, les juristes jouent un rôle essentiel en définissant le champ du possible sur le plan législatif. Il revient ensuite aux responsables politiques de porter ce combat dans l’arène démocratique.

Où en est ce combat sur les scènes mondiale, européenne et française ? Donald Trump pourrait-il freiner la dynamique actuelle en faveur d’une taxation renforcée des milliardaires ? Quelle est la solidité des arguments avancés par les opposants à la loi française ? Et que sait-on précisément des contraintes juridiques qui pèsent sur ce chantier ? À toutes ces interrogations, Gabriel Zucman apporte des réponses éclairantes.

Une dizaine de pays ont été passés en revue lors de la conférence internationale des 8 et 9 avril : un consensus se dégage-t-il chez les économistes sur la faible taxation des ultra-riches ?

Gabriel Zucman : Effectivement, l’analyse des cas de la France, des Pays-Bas, de la Suède, de la Norvège, de l’Italie et d’autres pays présentés lors de la conférence révèle un constat commun : les ménages ultra-riches supportent un taux de prélèvements obligatoires inférieur à celui du reste de la population. Et ce, partout pour la même raison : l’impôt sur le revenu, pilier de la progressivité fiscale, échoue à imposer équitablement les grandes fortunes, car celles-ci parviennent à minimiser leur revenu taxable.

En Europe, les milliardaires s’appuient largement sur des holdings personnelles, des sociétés qui détiennent les actions de leurs entreprises et perçoivent les dividendes. Ces derniers échappent ainsi à l’impôt. Les Etats-Unis ont identifié ce problème de longue date : dès 1937, une loi est venue lourdement surtaxer la création de holdings personnelles. Par conséquent, l’optimisation à laquelle s’adonnent les grandes fortunes européennes n’est pas possible outre-Atlantique.

Ce qui ne signifie pas que les milliardaires américains payent beaucoup d’impôts : certaines entreprises américaines, à l’instar de Berkshire Hathaway, détenue par Warren Buffett, choisissent tout simplement de ne distribuer aucun dividende pour échapper à cette fiscalisation. Beaucoup d’autres en versent assez peu. Avec Emmanuel Saez, nous avions mis en évidence ce phénomène de régressivité de l’impôt aux Etats-Unis. L’Institut des politiques publiques a démontré qu’il en allait de même en France. Nous soupçonnions que d’autres pays étaient concernés : nous avons désormais la confirmation qu’il s’agit d’un problème d’ampleur mondiale.

Le G20 travaille à une taxation minimale des très riches, comme vous l’avez proposé : où en est-on ?

G. Z. : Les avancées sont réelles depuis que le Brésil a placé ce sujet au cœur de l’agenda politique international, en fin d’année dernière. Jamais auparavant il n’avait été abordé à ce niveau. Plusieurs pays ont exprimé leur soutien à la mesure : le Brésil, la France, l’Espagne, la Colombie, l’Afrique du Sud, d’autres ont engagé des études en ce sens.

Il est évident qu’un accord ne pourra pas être conclu en quelques mois. Rappelons que la taxation minimale des multinationales a été mise sur la table en 2015, décidée en 2021 et appliquée en 2024. J’espère que le processus sera plus rapide, cette fois ! Ce qui compte avant tout, c’est que cette dynamique replace au centre de la coopération internationale les enjeux de justice fiscale et de lutte contre les inégalités. C’est ce mouvement qui a été initié au Brésil.

L’élection de Donald Trump ne remet-elle pas en cause tous ces efforts ?

G. Z. : Il aurait été en effet préférable que les Etats-Unis soient moteurs sur ce dossier, comme Joe Biden l’avait été pour l’accord sur les multinationales. Mais cet accord montre aussi qu’il est possible d’avancer sans eux. Le Congrès américain n’a jamais adopté les lois nécessaires à sa mise en œuvre, ce qu’ont commencé à faire d’autres pays. Ce n’est pas un problème, car si un pays n’applique pas le taux minimal de 15 % sur les profits de ses multinationales, ceux qui font partie de l’accord ont le droit de récupérer cette base fiscale et de la taxer.

« Il suffit d’une coalition suffisante d’Etats décidés à imposer un taux minimum aux milliardaires. Plus les membres de cette coalition seront nombreux, plus la norme s’imposera »

Il est donc envisageable d’établir des accords internationaux fonctionnels sans unanimité. Il suffit d’une masse critique, d’une coalition suffisante d’Etats décidés à imposer un taux minimum aux milliardaires, y compris étrangers, par exemple en proportion de la richesse créée sur leur territoire. Plus les membres de cette coalition seront nombreux, plus la norme s’imposera, attirant de nouveaux pays. C’est un mécanisme extraterritorial incitatif : pour éviter que d’autres taxent vos milliardaires, vous êtes poussés à rejoindre l’accord.

Les milliardaires américains ou leur gouvernement pourraient toutefois refuser de payer !

G. Z. : Dans ce cas, la réponse est claire : le libre-échange sans normes fiscales minimales appartient au passé. Si les milliardaires refusent de s’acquitter de l’impôt, alors l’accès aux marchés leur est fermé. Si Donald Trump veut lancer une guerre commerciale en représailles, cela nuirait d’abord aux Etats-Unis. La meilleure riposte consisterait à cibler les grandes multinationales américaines et leurs propriétaires, plutôt que d’entrer dans une escalade généralisée de droits de douane, qui ne bénéficierait à personne. La meilleure réponse à Trump, ce sont des tarifs pour les oligarques américains – et ceux des autres pays, d’ailleurs.

L’Assemblée nationale a voté en février une proposition de loi suivant vos recommandations. Est-il possible d’agir uniquement au niveau national ?

G. Z. : Absolument. Il faut agir à tous les niveaux – national, européen, mondial – car les dynamiques se renforcent mutuellement. Les avancées du G20 ont accéléré les débats nationaux, en France comme en Belgique, où le Parti socialiste prépare une proposition similaire, mais aussi aux Pays-Bas, en Espagne, en Suède, en Autriche, où des parlementaires s’engagent sur cette voie. Ces initiatives constituent l’embryon d’une coalition internationale nécessaire à la mise en œuvre effective de la mesure.

« Depuis l’entrée en vigueur, en 2018, de l’échange automatique d’informations bancaires, ce type de bouclier anti-exil devient plus simple à mettre en œuvre »

Agir à l’échelle nationale implique de se doter de dispositifs solides contre l’exil fiscal. C’est pourquoi la proposition de loi française prévoit que l’impôt minimum de 2 % sur le patrimoine reste dû pendant cinq ans après un départ. Jusqu’ici, peu de pays ont instauré ce type de taxation des ex-résidents, car le suivi des personnes délocalisées était difficile. Mais depuis l’entrée en vigueur, en 2018, de l’échange automatique d’informations bancaires, ce type de bouclier anti-exil devient plus simple à mettre en œuvre.

Amélie de Montchalin, la ministre des Comptes publics, a récemment déclaré que ce délai de cinq ans montre que les promoteurs de la loi pensent que les riches seront partis pour de bon au bout de cette période. Que lui répondez-vous ?

G. Z. : Il est indispensable de prendre au sérieux la question de l’exil fiscal. La meilleure manière de le faire consiste à s’appuyer sur les données scientifiques. Les études montrent toutes la même chose : l’exil fiscal existe, mais dans des proportions très limitées. On n’a jamais constaté de fuite massive après une hausse des impôts sur les plus riches. Ne pas en tenir compte, c’est entretenir une peur infondée et fausser le débat démocratique.

Et même pour ces flux limités, des dispositifs existent pour les contenir, comme évoqué précédemment. Ce serait différent si l’on parlait de taux d’imposition de 10 ou 20 % du patrimoine. Là, en effet, nous serions sans références historiques, avec des risques accrus de fuite des capitaux. Un taux de 2 %, duquel on déduit déjà tous les impôts sur le revenu acquittés, n’est en rien excessif.

Les opposants à cette proposition de loi critiquent également l’inclusion des biens professionnels dans l’assiette de calcul : cela reviendrait à taxer l’outil de travail de nombreuses PME.

G. Z. : La proposition de loi ne s’applique qu’aux patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros. On est loin de la boulangerie de quartier, du restaurant du petit commerce ou de la PME locale ! Lors des débats parlementaires, on a pu voir le député Mathieu Lefebvre (Ensemble) proposer de définir les biens professionnels comme toute détention supérieure à 20 % des actions d’une entreprise. En suivant ce principe, dès lors qu’un milliardaire franchit ce seuil, ses actions sont considérées comme bien professionnel et exonérées. Cela reviendrait à exclure du calcul de la fortune, par exemple, la totalité des actions de Bernard Arnault dans LVMH, puisqu’il en détient plus de 20 % !

« Créer un impôt sur les milliardaires en exemptant la principale source de leur patrimoine n’a aucun sens »

On voit donc que créer un impôt sur les milliardaires en exemptant la principale source de leur patrimoine n’a aucun sens. Le taux est discutable : j’ai proposé 2 %, car c’est le niveau qui permettrait d’éviter que le système fiscal ne devienne régressif au sommet. On peut préférer démarrer avec un taux plus faible, ou souhaiter au contraire créer de la progressivité avec un taux plus élevé : débattons-en sérieusement.

Autre critique : certaines startups valorisées à plus de 100 millions n’ont ni profits ni liquidités pour s’acquitter de cette taxe. Que faire dans ces cas ?

G. Z. : De tels cas existent en effet, même s’ils sont peu nombreux. Sur les 1 800 foyers fiscaux concernés par la proposition de loi française, seuls quelques dizaines pourraient rencontrer des problèmes de liquidités. La solution est simple : autoriser le paiement en nature, via des actions de l’entreprise. Celles-ci pourraient ensuite être revendues par l’Etat en priorité aux salariés. Et, en cas d’absence d’acquéreurs suffisants, à d’autres investisseurs français, en interdisant la revente à des non-résidents.

Quel est l’objectif de cette taxe : réduire les inégalités ou accroître les recettes fiscales ?

G. Z. : Le taux de 2 % est trop modeste pour freiner les inégalités. Depuis 1996, le patrimoine des 500 plus grandes fortunes françaises (selon Challenges) a progressé de 10 % par an. Une taxe à 2 % réduirait ce rythme à 8 %, soit encore bien au-delà de la croissance moyenne du patrimoine national. Il s’agit ici d’une mesure anti-abus, destinée à garantir qu’à défaut de payer des impôts sur le revenu, les plus riches contribuent a minima.

« Le principe d’égalité devant l’impôt implique que les très hauts revenus ne peuvent être imposés à un taux plus faible que les autres. Or c’est le cas aujourd’hui »

C’est aussi une manière de respecter le principe d’égalité devant l’impôt, inscrit dans la Constitution et fondé sur la Déclaration des droits de l’homme. Ce principe implique que les très hauts revenus ne peuvent être imposés à un taux plus faible que les autres, tous prélèvements compris. Or c’est précisément le cas aujourd’hui. L’impôt minimum ne crée pas de progressivité, il corrige simplement une régressivité injustifiable

Le Conseil constitutionnel n’avait-il pas estimé qu’un impôt équivalant à 1,5 % du patrimoine pouvait être confiscatoire ?

G. Z. : La jurisprudence (fluctuante) du Conseil constitutionnel concerne l’ancien Impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Ici, la situation est très différente. L’ISF s’appliquait dès un million d’euros de patrimoine et concernait 300 000 contribuables avant sa suppression en 2017. L’impôt minimum envisagé commence à 100 millions d’euros et ne cible que 1 800 foyers. Qui peut sérieusement croire qu’en laissant 100 millions non taxés, on spolierait qui que ce soit ?

Cet impôt minimum permet au contraire de remettre notre fiscalité en conformité avec la Constitution, en rétablissant l’égalité devant l’impôt, même pour les contribuables les plus riches. À défaut, il faudrait admettre que notre texte fondamental garantit aux milliardaires le droit de ne pas être imposés à la même hauteur que les autres, ce qui est contraire à son texte et son esprit.

Si cette proposition de loi est votée, le Conseil constitutionnel pourrait-il tout de même la censurer ?

G. Z. : Personne ne peut prédire les décisions du Conseil. La seule chose que l’on sait, c’est que les milliardaires français ne paient pas leur juste part d’impôt sur le revenu, que cela conduit à une violation caractérisée du principe constitutionnel fondamental d’égalité devant l’impôt, et que cette loi permettrait de corriger cette anomalie.

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/gabriel-zucman-debattons-serieusement-de-taxation-milliardaires/00114703?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_content=12042025&utm_campaign=quotidienne