Les chômeurs doivent-ils craindre l’arrivée d’une nouvelle IA chez France Travail ?
Selon nos informations, France Travail teste depuis mi-avril dans trois régions un nouvel outil d’intelligence artificielle nommé « Néo ». Connecté aux données des demandeurs d’emploi, il suscite des inquiétudes.
Par Jérémie Younes
Si vous êtes chômeur ou chômeuse dans le Centre-Val de Loire, la région Paca ou sur l’île de la Réunion, votre conseiller France Travail est depuis quelques jours assisté d’une IA qui vous connaît bien.
Néo, de son petit nom, est une IA générative, un chat bot connecté aux dossiers des chômeurs, qui donne aux agents la possibilité de poser des questions « en langage naturel » à propos de tel ou tel demandeur d’emploi : « Peux-tu me dire depuis combien de temps cette personne est inscrite ? », « Cette personne a-t-elle des enfants ? », « Quelle est la distance maximale de son offre raisonnable ? »
Dans un document interne consulté par Alternatives Economiques, France Travail présente Néo comme un « outil de confort » perçu comme « le secrétaire du conseiller », qui va extraire ce type de données des dossiers et faire ainsi gagner un temps visiblement précieux aux agents, qui devaient auparavant chercher manuellement ces infos dans l’application MAP (mon assistant personnel). Vous ne trouverez pas d’appel d’offres pour Néo, puisqu’il s’agit d’un outil développé en interne par les équipes de France Travail :
« Néo s’inscrit dans la suite du programme Data et IA, dont le premier produit était Chat FT, explique Sylvain Poirier, directeur de l’IA et de la data à France Travail. C’est un module développé en interne pour faciliter l’accès aux éléments du dossier. »
Son objectif ? « Libérer le temps des conseillers, afin de les recentrer sur l’humain. »
Absence de consentement
Ces nobles intentions ne vont pas sans quelques questionnements de la part des agents et des syndicats du service public, et sans doute des chômeurs qui pour l’heure ignorent l’existence de cet assistant virtuel.
C’est la mention « connectée aux données des demandeurs d’emploi » qui inquiète forcément. Les données sont un enjeu aigu pour les intelligences artificielles – et celles des demandeurs d’emploi sont, elles, particulièrement exhaustives et sensibles.
L’une des régions qui s’était initialement portée volontaire pour cette deuxième phase de test de Néo, les Pays de la Loire, s’en est finalement retirée, a annoncé cette semaine la direction régionale aux syndicalistes. Dans un communiqué du 27 mars 2025, la CGT France Travail des Pays de la Loire écrivait justement :
« La CGT ne remet pas en cause l’utilisation de l’IA si l’objectif est de mieux rapprocher les demandeurs d’emploi et les offres […] mais de trop nombreuses questions sont restées sans réponse, comme la transparence de l’utilisation de l’IA auprès des demandeurs d’emploi, ou l’utilisation à terme des données recueillies. »
En effet, les chômeurs et chômeuses des régions tests n’ont reçu aucune notification de la connexion de leurs données à Néo, et n’ont donc pas pu fournir de « consentement » pour l’utilisation de leurs données personnelles. France Travail possède déjà ces informations et n’avait pas l’obligation légale de solliciter l’approbation des demandeurs d’emploi.
L’institution n’a, quant à elle, pas encore communiqué officiellement à propos de ce nouveau module, encore en phase de test. A la direction de l’IA, Sylvain Poirier se veut pour sa part rassurant : « Les données restent stockées chez nous, dans nos data centers. »
Conscient de la sensibilité de cette base de données, le service public déploie une stratégie dite « on premise », c’est-à-dire « sur place »
Conscient de la sensibilité de cette gigantesque base de données, le service public déploie en effet une stratégie dite « on premise », c’est-à-dire « sur place ». Traduction : garder au maximum les données des chômeurs dans les deux data centers de France Travail, à Montpellier et à Orléans, et non sur le cloud.
Dans le même document interne à France Travail, un schéma explique le fonctionnement de Néo, qui après avoir récupéré les données des chômeurs, interroge deux modèles de langage : dans le futur, Mistral, celui de l’entreprise française Mistral AI, avec laquelle le service public de l’emploi a conclu un partenariat en février dernier, et pour le moment, GPT-4o, le modèle de l’entreprise américaine OpenAI. Là aussi, Sylvain Poirier veut calmer les inquiétudes :
« On ne fait appel à ces grands modèles de langage que pour faire la synthèse des éléments de contexte. Il n’y a rien qui est stocké par les modèles de langage, il n’y a aucun apprentissage des IA, les données ne sont pas réutilisées. »
Cloud sécurisé
Mais ces nouveaux outils IA posent un autre problème : les puissances de calculs nécessaires pour faire tourner ces intelligences artificielles ne peuvent pas être fournies par les deux data centers de France Travail. Obligation de passer sur le cloud et de confier les données à un tiers privé ?
« L’idée avec Néo, c’est justement de déployer des modèles plus petits, qui nous permettent de garder les données au sein de nos data centers », répond Sylvain Poirier.
Les deux data centers suffiraient-ils par exemple pour déployer Néo à l’échelle nationale ? « C’est difficile d’avoir une certitude, à ce stade je ne peux pas le garantir, mais en tout cas c’est bien ce que nous visons », assure-t-il.
Fort logiquement, France Travail a pourtant mis un premier pied sur le cloud, lit-on dans le journal spécialisé CIO-Online. On y apprend par exemple que les « usages liés à l’extension et à la sécurisation de la ferme GPU on-premise », c’est-à-dire justement les puissances de calcul interne des data centers, sont « actuellement hébergés sur une instance privée Azure », le cloud de l’américain Microsoft. Tout de suite moins rassurant.
« Effectivement, il y a certains cas où on devra « adresser » quelque chose qui est extérieur à nos data centers, jargonne Sylvain Poirier, et dans ce cas-là nous irons vers des modèles de cloud qui ont des approches SecNumCloud », le label délivré par l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (Anssi).
Le panel des offres labellisées « SecNumCloud » s’étant étoffé, France Travail pourrait diversifier ses fournisseurs de nuages
OVH, une entreprise française, est pour le moment le partenaire privilégié de France Travail sur ce sujet, mais le panel des offres labellisées « SecNumCloud » s’étant étoffé, France Travail pourrait diversifier ses fournisseurs de nuages, « toujours dans un esprit de cloud sécurisé et de cloud souverain », ajoute Sylvain Poirier.
Le déploiement de nouveaux outils IA comme Néo suscite enfin de nouveaux types de questionnements, fait remarquer pour sa part Dimitri Magnier, délégué CGT de France Travail et élu au CSE :
« Nous sommes un service public, chargé notamment de lutter contre les discriminations à l’emploi. Pour l’instant, Néo est appuyé sur GPT-4o, un modèle américain construit sur le big data. Il ne va donc faire que reproduire les discriminations existantes. »
Anonymisation des données, biais liés à l’IA, souveraineté du cloud… Autant d’interrogations à propos desquelles France Travail devra faire œuvre de transparence.