Jusqu’où les prestataires privés vont-ils se substituer au service public de l’emploi ?
France Travail externalise de plus en plus l’accompagnement des demandeurs d’emploi à des prestataires. La récente loi plein emploi va-t-elle accentuer la dynamique, au point de faire émerger un business ?
« Environ un mois après m’être inscrite à France Travail, j’ai reçu un courrier m’expliquant que je devais assister à un rendez-vous avec un de leurs prestataires, sans préciser lequel, se souvient Sarah1, demandeuse d’emploi dans le secteur du marketing. C’est dingue parce qu’à ce moment-là, je n’ai eu aucun échange avec un·e conseiller·e de France Travail. Ils ne savent rien de ma recherche d’emploi, ou si je réfléchis à une reconversion, ni même si j’envisage de lancer mon entreprise. »
Plus tard, Sarah découvre que « l’organisme mandaté par France Travail » se nomme Aksis et qu’un accompagnement sur « toutes les clés pour un emploi durable » lui est proposé. Ou imposé plutôt, car le courrier est clair : « Cet entretien est obligatoire. [Une] absence sans motif légitime peut entraîner une radiation et une suppression des allocations. »
« Après plusieurs échanges, la « consultante-prestataire » a fini par annuler le rendez-vous », reprend la cadre trentenaire. Depuis, elle a passé plusieurs entretiens d’embauche en répondant à des candidatures, sans l’aide d’un quelconque accompagnement, et s’apprête à signer un CDI.
Dans le jargon de l’assurance chômage, Sarah est ce qu’on appelle une « cadre autonome » avec un « projet professionnel défini », « sans frein périphérique à l’emploi ». Pas étonnant donc, qu’elle ait été redirigée vers un prestataire. Pour ce type de profil, « l’externalisation est désormais systématique », explique Guillaume Bourdic, représentant syndical à la CGT de France Travail.
Cette externalisation est l’une des raisons qui poussent son organisation, tout comme la CFTC, FSU et Sud emploi, ainsi que le Syndicat des travailleurs corses (STC), à appeler les personnels de France Travail à la grève ce 1er avril. L’intersyndicale estime que la mise en œuvre de la loi de 2023 dite « plein emploi », qui conditionne entre autres le RSA à 15 heures d’activité, dégrade les conditions de travail des acteurs du service public de l’emploi (SPE). Elle pourrait selon eux favoriser encore plus le recours à des prestataires extérieurs.
Pour autant, doit-on redouter le développement d’un « chômage business » ou, comme on le dit dans les pays anglo-saxons, d’une « workfare industry » ?
Le prix d’un demandeur d’emploi
Il ne fait aucun doute que la logique amorcée avec la loi plein emploi est celle du workfare2, c’est-à-dire de la contrepartie : il faut désormais prouver sa volonté de retrouver un emploi pour toucher une aide sociale.
Il ne fait aucun doute que la logique amorcée avec la loi plein emploi est celle du workfare, c’est-à-dire de la contrepartie
Mais pour la sociologue Maud Simonet, directrice de recherche au CNRS, et l’économiste Mathilde Guergoat-Larivière, chercheuse au Clersé, il est encore trop tôt pour parler de « workfare industry » :
« Ça ne veut pas dire qu’elle ne se développera jamais. Pour l’heure, ce n’est pas, ou pas encore, le cas, il faut rester prudent. »
Mais si les organisations syndicales du SPE le redoutent, c’est qu’au fil du temps, l’externalisation de leurs missions a augmenté, et avec elle, les coûts. Dans un rapport publié en avril dernier, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale des finances (IGF) s’étonnaient que le budget de France Travail consacré aux prestataires soit passé de 117 millions d’euros en 2019, à 417 millions pour 2024. Selon la direction générale de France Travail, il atteindra même les 448 millions pour 2025.
« Ce n’est pas lié à la loi plein emploi, justifie-t-elle, mais au recours plus important à certaines prestations qui répondent à un vrai besoin des demandeurs d’emploi et à l’élargissement des prestations offertes aux demandeurs d’emploi et aux entreprises. »
France Travail externalise de plus en plus de prestations, ce qui a un coût
Évolution des budgets des prestations sous-traitées de Pôle emploi, entre 2019-2024 (en millions d’euros)
Source : Mission, d’après France Travail, documents des conseils d’administration de décembre 2022 et février 2024, rapport Igas et IGF, avril 2024.
« Bien sûr que du temps de l’ANPE [l’Agence nationale pour l’emploi, fusionnée avec les Assedic en 2008 pour former Pôle Emploi, puis France Travail en 2024, NDLR.], on faisait déjà appel à des prestataires, mais ce n’était pas généralisé et automatisé comme ça l’est aujourd’hui pour une grande partie des contrats de sécurisation professionnelle3 ou pour les cadres », se souvient Guillaume Bourdic, l’élu CGT de France Travail.
Les consignes de la direction sont limpides, comme on peut le lire dans le document présenté par la direction en Comité social et économique central en octobre dernier :
« Face à des contraintes capacitaires internes et dans l’objectif d’intensifier notre action envers les cadres afin de permettre, dans les meilleurs délais, leur retour à l’emploi durable, il est proposé d’externaliser une partie de l’accompagnement des cadres. »
Le principal procédé porte un nom : Agil’cadres. Dès le premier rendez-vous, les conseillères et conseillers de France Travail doivent renvoyer les demandeurs d’emploi répondant à certains critères (projet professionnel défini, à l’aise avec le numérique, pas de frein périphérique), vers des prestataires externes.
Prestataires privés en embuscade
En termes de marché, France Travail estime que cette prestation concernera 165 000 personnes par an, avec un prix moyen évalué à 371 euros, pour un budget de 28 millions d’euros en 2025 (année du déploiement progressif), puis 61 millions d’euros pour une année pleine. « Ça offre un beau gâteau pour nourrir des boîtes privées sous-traitantes », commente un représentant de Sud emploi, lors d’une conférence de presse, fin février.
Des risques de dérive sont présents, alerte encore l’intersyndicale :
« Les personnes engagées par les prestataires pour « placer » les demandeurs d’emploi sont souvent en contrat précaire. Elles sont sous-payées et soumises aux rendements. Tout est chiffré. Elles touchent des primes si elles arrivent à atteindre les objectifs. »
Dans la construction même du dispositif Agil’Cadres, les modalités de paiement dépendent du parcours du bénéficiaire : France Travail versera environ 450 euros en cas de réalisation de l’intégralité de la prestation (9 mois), près de 450 euros en cas de retour à l’emploi durable (CDD de plus de 6 mois ou CDI), une prime de 50 euros lorsque le retour à l’emploi durable concerne un bénéficiaire du RSA, un bénéficiaire de l’obligation d’emploi (DBOE) ou un senior. Et enfin, 90 euros si le demandeur d’emploi abandonne la prestation sans retour à l’emploi durable.
« Ce faible montant devrait inciter le prestataire à maintenir les cadres dans la prestation pour les aider à retrouver un emploi », indique la fiche du cahier des charges d’Agil’Cadres que l’on a pu consulter.
« On se sent dépossédé de nos missions. Ce qui fait la richesse du métier, c’est la diversité des personnes que l’on accompagne », Guillaume Bourdic, représentant CGT à France Travail
L’opérateur a en effet tout intérêt à ce que le cadre aille le plus loin possible dans l’accompagnement. Une incitation aux résultats qui n’est pas sans danger. « Cela peut encourager les prestataires à orienter les demandeurs d’emploi vers des chemins qui ne leur correspondent pas forcément, déplorent les organisations syndicales. Cela va créer des gens malheureux et une société pas très agréable ».
Les plus éloignés de l’emploi, pas assez rentables ?
Et puis, reprend Guillaume Bourdic, de la CGT, cette externalisation systématique des cadres réduit le sens au travail parmi les personnels de France Travail : « Aujourd’hui, on se sent dépossédé de nos missions. Ce qui fait la richesse du métier, c’est la diversité des personnes que l’on accompagne. » C’est à se demander si, avec la loi plein emploi, l’objectif n’est pas de concentrer le service public de l’emploi sur les plus éloignés de l’emploi (bénéficiaire du RSA, chômage de longue durée, etc.).
« Les prestataires sont des auxiliaires du service public et interviennent uniquement en complément de l’action de nos conseillers, se défend la direction générale. France Travail a recours à la sous-traitance pour des questions capacitaires et avant tout pour les demandeurs les plus autonomes mais aussi dans une logique de spécialité comme pour la création d’entreprise ou les problématiques de santé. »
Le document diffusé en comité social et économique central donne néanmoins des chiffres :
« Au national et en année pleine, entre 300 et 400 ETPT [équivalent temps plein travaillé] pourraient être redéployés vers l’accompagnement d’autres publics [plutôt que les cadres, NDLR]. »
C’est là l’une des caractéristiques d’un modèle libéral, considère l’économiste Mathilde Guergoat-Larivière :
« Cela revient à dire que l’Etat doit intervenir a minima et que, quand il le fait, c’est vraiment pour le « filet de sécurité », c’est-à-dire pour ceux qui sont le plus en difficulté. On laisse les personnes qui peuvent se « débrouiller toutes seules » aux prises avec des mécanismes de marché et éventuellement aux mains des opérateurs privés. Qui se positionnent s’ils y trouvent leur compte. »
Comprendre, si ces prestataires jugent que le public accompagné est « rentable » : typiquement, les demandeurs d’emploi qui retrouvent plus facilement du travail (cadres, primo-accédants jeunes qualifiés).
Et pour les plus éloignés de l’emploi ? Il est encore trop tôt pour estimer les effets de l’introduction des 15 heures d’activités obligatoires pour les bénéficiaires du RSA. La réforme n’est pas encore totalement déployée partout, mais les agents du SPE craignent déjà d’être incités à prescrire davantage de prestations dans ce cadre.
« Remplir des formations peu importe le projet du demandeur d’emploi, ça n’a pas de sens », reprend une déléguée syndicale.
Un autre volet de la loi plein emploi a instauré les « offres de repérage et de remobilisation (O2R) », afin que des prestataires, sélectionnés via des appels d’offres par les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS), soient chargés d’aller « chercher les plus vulnérables ». Or, à y regarder de plus près, la liste des structures retenues dans une demi-douzaine de régions4 compte pour l’heure essentiellement des acteurs publics type missions locales ou du privé non lucratif comme des associations.
« Peut-être que le privé lucratif ne voit pas d’intérêt à se positionner. L’accompagnement est assez spécifique après tout », avance Mathilde Guergoat-Larivière.
Là encore néanmoins, la prudence reste de mise. Surtout si l’on observe les expériences à l’étranger, à commencer par le Royaume-Uni :
« Les prestations d’accompagnement, de suivi, de redynamisation des demandeurs d’emploi étaient d’abord déléguées à des associations et des acteurs du secteur privé non lucratif, reprend Maud Simonet. Très vite, elles se sont fait dépasser par le lucratif. C’est pour cela que l’on parle de workfare industry. »
Encore une fois, rien ne garantit que la France se décidera à emprunter le même chemin que les pays anglo-saxons. Mais s’ils devaient s’orienter dans cette voie, les décideurs politiques ont en tout cas sous les yeux des exemples peu probants : le recours à des prestataires privés ne garantit pas un meilleur accompagnement des demandeurs d’emploi.
Les expériences passées montrent que le recours à des prestataires privés ne garantit pas un meilleur accompagnement des demandeurs d’emploi
Dans leur rapport, l’IGF et l’Igas établissent la liste de plusieurs prestations (dont les fameuses « clés pour un emploi durable » proposées à Sarah) qu’elles évaluent comme « peu performantes et coûteuses ». Une étude comparative de la Dares qui s’appuie sur les expériences passées dressait un constat similaire. Dans les années 2000, deux dispositifs d’accompagnement renforcé des chômeurs avaient été déployés. L’un avec une prise en charge déléguée à des opérateurs privés (OPP), l’autre avec un suivi effectué par l’ANPE (Cap vers l’entreprise – CVE).
« Le rapport d’évaluation quantitatif publié en 2009 montre que les résultats des CVE étaient dans l’ensemble meilleurs et plus homogènes que ceux des OPP (avec des « tailles de portefeuilles » similaires) », analyse Mathilde Guergoat-Larivière.
En d’autres termes : « Ces travaux indiquent qu’avec une charge de travail identique, le service public de l’emploi faisait mieux que les prestataires privés. » Cela a le mérite d’être clair.