Les promesses de l’IA sont-elles au rendez-vous ?

Degré de fiabilité, gain de productivité, coût… De nombreux outils d’IA sont maintenant déployés dans les entreprises et les administrations, avec des effets encore ambivalents.

« Il faudrait arrêter de former des radiologues. Il est tout à fait évident que dans cinq ans, l’apprentissage machine fera mieux qu’eux. » Cette prédiction, Geoffrey Hinton l’a formulée en 2016. Spécialiste de l’intelligence artificielle (IA), employé jusqu’en 2023 de Google Brain, la filiale IA du géant états-unien, le chercheur a reçu en 2024 le prix Nobel de physique pour ses travaux dans le domaine. Neuf ans après sa prédiction, les radiologues sont toujours là. En France, leur nombre augmente même régulièrement depuis 2012.

Pour autant, l’intelligence artificielle est bien utilisée dans leur profession, comme dans de nombreuses autres : en 2023, un rapport du laboratoire LaborIA sur les usages et impacts de l’IA sur le travail montrait que le secteur industriel est l’un des principaux utilisateurs de ces technologies, à égalité avec l’administration publique et devant le secteur financier.

Parmi les usages plébiscités, les systèmes d’IA de détection des défauts et des anomalies étaient cités dans plus d’un tiers des réponses, ceux de suivi de machines autonomes dans un cas sur cinq.

Précision et rapidité inégalables

« Sur leurs lignes de production, les clients veulent repérer les défauts de leurs produits, mais aussi comprendre d’où ces derniers viennent », explique Baptiste Amato-Gagnon, fondateur de Psycle Research, une entreprise spécialisée dans la vision industrielle. En pratique, pour permettre à leurs logiciels de repérer les imperfections d’une conserve ou d’une barquette operculée, ses employés doivent travailler sur l’image enregistrée par les robots. L’entrepreneur estime que « 10 à 15 % du métier consiste à prendre de bonnes photographies ».

Contrairement aux humains, très « adaptables aux variations de lumière », les machines demandent des éclairages particuliers, d’éviter les reflets, etc. Les progrès de l’apprentissage machine permettent en revanche à l’outil de détecter des défauts avec beaucoup plus de précision.

« Pour certains de nos clients du secteur pharmaceutique, il s’agit de repérer des anomalies de quelques microns, pointe l’entrepreneur. Pour une entreprise de fabrication de câbles, il s’agit de faire de la détection à très haute fréquence, avec plusieurs centaines de mètres qui défilent chaque minute. »

Chez ses clients, les opérateurs et opératrices « ont toujours une forme de réticence ». Mais au fil du temps, un nouveau cas d’usage a émergé : Psycle Research ne permet plus simplement de détecter des défauts, mais aussi d’aider les employés à remonter à leurs sources.

Des emplois remplacés…

L’inquiétude initiale des opérateurs peut se comprendre aisément quand on observe les prédictions de disparitions d’emplois. Dans les économies développées, le Fonds monétaire international (FMI) évaluait début 2024 que 60 % des emplois étaient exposés à l’IA générative, et que la moitié d’entre eux étaient menacés de remplacement.

Cette réduction d’emplois est précisément l’un des points qui inquiète le syndicat Solidaires Finances publiques, alors que la Cour des comptes calcule que les effectifs de la direction générale des Finances publiques (DGFiP) ont diminué de 27 % depuis 2008.

Dans l’administration publique, les Impôts sont la direction qui amasse le plus de données, ce qui en fait aussi le fer de lance des expérimentations en IA. Analyse « de textes et de sentiments » dans le gestionnaire interne de messagerie, ciblage de la fraude et valorisation des requêtes (CFVR), reconnaissance d’images pour le système « Foncier innovant » dédié à détecter les piscines non déclarées… les usages sont multiples.

En 2022, « 52 % des contrôles d’entreprises l’ont été sur la foi d’une programmation automatique », Linda Sehili de Solidaires Finances publiques

Problème : 51 % des plus de 850 agents interrogés par Solidaires Finances publiques rapportent que les systèmes « génèrent des erreurs ». La secrétaire nationale du syndicat Linda Sehili explique que l’analyse de dossiers sélectionnés par IA est devenue un objectif en soi : « cela réduit la programmation d’initiatives de la part du fonctionnaire, dans la mesure où 50 % des dossiers traités doivent venir des listes data mining », autrement dit d’une sélection de dossiers fiscaux opérée par des systèmes automatisés de croisements de données. Cela oblige les agents à « apurer des listes qui viennent d’en haut » et dont la pertinence « est sujette à débat ». En 2022, explique Linda Sehili, « 52 % des contrôles d’entreprises l’ont été sur la foi d’une programmation automatique ».

Pourtant, cette dernière n’est à l’origine que de « 13,6 % des mises en recouvrement de droits et pénalités » de cette année-là. Et alors que la Cour des comptes s’inquiète du manque d’estimation des gains de productivité obtenus par le déploiement de systèmes automatisés dans l’administration, le syndicat critique, lui, le fait que, pour toucher les financements du Fonds pour la transformation de l’action publique (FTAP), la DGFiP « doit justifier de réductions d’ETP [équivalents temps plein, NDLR] ».

En parallèle, des projets comme Pilat, lancé en 2018 pour « tirer profit des travaux d’analyse de données de masse » et « améliorer la productivité du contrôle fiscal », ont vu leur coût gonfler de 36 millions d’euros lors de l’estimation initiale à 123 millions mi-2024, année où le système n’était pas encore opérationnel alors que son lancement était prévu pour 2021.

… ou une augmentation réelle de productivité

Du côté des radiologues, où certaines technologies d’IA existent « depuis des dizaines d’années », le Dr Mohammedi rapporte des progrès satisfaisants, et un usage qui lui a paru bénéfique dès ses premières expérimentations :

« Sur des mammographies, par exemple, peut-être qu’au début, les machines n’étaient précises qu’à 80 %. Mais moi, je ne suis pas performant de 8 h à 18 h, je ne suis pas à 80 % de stabilité toute l’année. »

Ce qui lui plaît, avec ces outils, c’est la forme de « stabilité » qu’ils procurent au gré des saisons et des heures de la journée. Et puis le temps ainsi dégagé pour répondre à la demande de soins en hausse et passer plus de temps avec chaque patient.

« Il y a des craintes que si la productivité augmente [avec l’usage de l’IA], la charge de travail augmente », Yann Ferguson du LaborIA

Et l’IA générative, qu’est-ce qu’elle change ? « Avant la sortie de ChatGPT fin 2022, seulement 1 % des professionnels déclaraient utiliser de l’IA », indique Yann Ferguson, directeur scientifique du LaborIA. Depuis l’arrivée de l’agent conversationnel à succès ou du générateur d’images Stable Diffusion, « 55 % des Français que nous avons interrogés l’ont utilisée au moins une fois », pointe-t-il. Et ces outils sont utilisés « à l’initiative des employés, sans nécessairement en informer leurs supérieurs ».

Sur le terrain, les travailleurs « rapportent une très grande diversité d’usages », que ce soit pour gagner du temps, comme le Dr Mohammedi, ou pour résoudre des problèmes, trouver l’inspiration, comprendre des concepts, prendre des décisions… Des discours différents de ceux entendus du côté des dirigeants, plus « centrés sur la productivité », note Yann Ferguson.

Cela pourrait expliquer que l’usage d’IA générative reste pour le moment peu partagé avec les employeurs. « Il y a des craintes que si la productivité augmente, la charge de travail augmente, poursuit Yann Ferguson. D’autres concernent la reconnaissance : si j’utilise l’intelligence artificielle générative, est-ce que mon supérieur considérera mon travail comme si j’avais procédé autrement ? »

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/promesses-de-lia-rendez/00114000