Pourquoi le syndicalisme est à la peine
En France, à peine 10 % des travailleurs sont syndiqués. Un déclin qui s’explique par une mutation de l’emploi, des modes de défense des intérêts professionnels et du cadre légal.
« Je me regarde, je me désole ; je me compare, je me console », affirme le dicton. En matière de syndicalisation, ce serait plutôt l’inverse… La France compte un des taux de syndicalisation les plus bas des pays développés. Une situation d’autant plus paradoxale que l’Hexagone continue à l’étranger à porter cette image d’un pays aux syndicats tout-puissants, qui font la pluie et le beau temps.
Les chiffres sont connus. Depuis la fin des années 1980, le taux de syndicalisation atteint difficilement les 10 %, malgré les quelques sursauts enregistrés lors d’importantes mobilisations sociales.
On est très loin des taux d’adhésion des pays scandinaves, qui oscillent entre 65 % et 75 % en Finlande, en Suède et au Danemark. Près de la totalité de la population islandaise est syndiquée. Hors d’Europe, si les taux sont moins élevés, on constate quelques sursauts, notamment en Nouvelle-Zélande et au Canada.
Dans ce dernier pays, le taux de syndicalisation, à 30 %, est resté stable. Aux Etats-Unis, il reste aussi faible qu’en France, mais ces dernières années ont été marquées par une mobilisation accrue des travailleurs dans des entreprises autrefois peu syndiquées.
A grands traits, on retrouve surtout les bataillons du syndicalisme français dans les grandes entreprises nationales (SNCF, EDF, etc.), dans la fonction publique et dans les sociétés d’économie mixte. Dans le privé, ils se concentrent dans les grandes entreprises financières, de l’aéronautique, du pétrole et de la chimie, tandis que les deux tiers des salariés travaillent sans présence syndicale.
« Les secteurs les plus féminisés, les plus récents et parmi les plus populaires (commerce, services, logistique, etc.), constituent souvent des déserts syndicaux », analyse le think tank Intérêt général 1.
Des nouveaux métiers difficiles à syndiquer
Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les années 1950, le taux de syndicalisation en France atteignait les 30 %. Les raisons de cette chute sont multiples. Depuis les années 1960-1970, la France a vécu un changement profond de ses structures productives et de ses formes d’emploi, caractérisé par un affaiblissement des secteurs professionnels fortement syndiqués.
Ce déclin industriel s’est accompagné d’un chômage de masse et de l’arrivée d’emplois et d’activités plus difficiles à syndiquer (intérim, contrats courts, sous-traitance, plates-formes numériques, etc.).
« Toute une partie du salariat ne se retrouve pas dans les structures syndicales actuelles. La CGT, par exemple, s’est beaucoup construite sur un syndicalisme d’entreprise mais qui correspond peu aux nouvelles communautés du travail », ajoute la politiste Sophie Béroud.
Autre écueil : au fil des ans, le mouvement syndical s’est retranché dans le seul jeu des relations professionnelles dans les secteurs où il est implanté. Ce qui s’est traduit par une « professionnalisation » des représentants syndicaux, devenus des techniciens de la négociation, au risque de les éloigner un peu plus du terrain et des nouveaux secteurs à défricher, à conquérir.
Un éloignement amplifié par la refonte des instances de représentation du personnel engagée par Emmanuel Macron en 2017. La suppression des délégués du personnel et des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et la création des comités sociaux et économiques (CSE) ont réduit le nombre d’élus syndicaux dans l’entreprise, donc les moyens humains et financiers pour défendre les employés.
De plus, cette réforme permet certaines négociations avec des élus du personnel non syndiqués. Le tout augmente l’emprise et la marge de manœuvre des directions d’entreprises.
« On constate que le sens même donné à l’idée de dialogue social s’est transformé. Il y avait une logique de donnant-donnant, de compromis, qui donnait sa légitimité au syndicalisme réformiste. Aujourd’hui, le dialogue social sert surtout à disqualifier les organisations syndicales qui tenteraient de créer un rapport de force pour faire valoir leurs intérêts », poursuivent Sophie Béroud et son collègue sociologue Karel Yon.
Une critique reprise par les politistes Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, qui constatent également que le recul important des syndicats dans le secteur privé « coïncide avec la mise en place des CSE qui, de fait, supprime les délégués du personnel et les CHSCT, seules institutions qui assuraient des contacts réguliers, sur le lieu même du travail, entre les salariés et les syndicalistes ».
Anne-Catherine Cudennec, secrétaire nationale de la CFE-CGC, une centrale bien présente dans le secteur privé, confirme une fragilisation du rôle des militants de terrain :
« Dans certaines entreprises, il y a une reconnaissance du droit syndical, avec détachement des représentants syndicaux, mais c’est rare. »
Et même quand les syndicalistes participent aux organismes paritaires, les moyens donnés sont souvent insuffisants.
Un droit de grève de plus en plus contraint
Ajoutons que l’exercice du droit de grève, outil ultime du syndicalisme, est de plus en plus contraint, en particulier depuis la présidence Sarkozy. Rallongement des délais de prévenance, retenue des salaires, réquisition de salariés grévistes, remplacement des grévistes par d’autres salariés ou des entreprises sous-traitantes. Bref, rien ici pour encourager l’ardeur des troupes et motiver le salarié à prendre sa carte.
D’autant que les conventions collectives négociées par les syndicats s’appliquent à l’ensemble des employés, qu’ils soient syndiqués ou non.
« Quand on demande aux salariés de se syndiquer, ils n’y voient pas leur intérêt car tout le monde en profite sans avoir mis un euro », constate Anne-Catherine Cudennec.
Mais ce n’est pas vrai qu’en France. Ailleurs aussi, le monde du travail n’est plus le même. Pourtant, dans de nombreux pays, proches et lointains, les taux de syndicalisation sont plus élevés 2. Des règles et conditions particulières expliqueraient-elles, du moins en partie, cette plus grande adhésion des salariés ?
Reprenons l’exemple canadien. Les procédures varient selon les provinces mais généralement, dès qu’un pourcentage de salariés (autour de 40 %) signe une carte d’adhésion à un syndicat, une élection est organisée. Si la majorité dit oui, le syndicat est reconnu. S’y ajoute pour plusieurs entreprises une « clause de sécurité syndicale » obligeant l’adhésion pour tous les salariés ou, à tout le moins, le paiement d’une cotisation syndicale. Dans les fonctions publiques, la loi oblige si ce n’est l’adhésion, du moins le paiement d’une cotisation syndicale.
Pour Larry Rousseau, numéro 2 de la plus importante confédération syndicale canadienne, le Congrès du travail du Canada, l’existence d’un cadre juridique favorable est un élément clé. « Le cadre législatif nous protège. S’il ne fallait compter que sur l’adhésion volontaire, ce serait plus compliqué. »
En Belgique, en Suède, au Danemark, en Finlande, l’adhésion à un syndicat conditionne l’accès à certaines prestations sociales
Ailleurs, en Belgique, en Suède, au Danemark, en Finlande, l’adhésion à un syndicat conditionne l’accès à certaines prestations sociales (y compris l’assurance chômage et l’assurance maladie).
A la demande de la Confédération européenne des syndicats, des chercheurs de l’Ecole de relations industrielles de l’université de Montréal, Mélanie Laroche et Gregor Murray, ont coordonné une longue enquête internationale décrivant des pratiques inspirantes de renouveau syndical.
La leçon est sans appel : au-delà des contextes institutionnels et juridiques propres à chaque pays, « il faut développer un nouveau syndicalisme de proximité, s’adapter au nouveau profil des travailleurs, remettre en question le modèle traditionnel », affirme Mélanie Laroche. Maxime Legrand, secrétaire national de la CFE-CGC et président de la Confédération européenne des cadres, confirme :
« Il faut renouveler nos méthodes de dialogue avec ceux qu’on peine davantage à atteindre. Je crois beaucoup à ce slogan syndical danois : “Parlons avec eux plutôt que de parler d’eux”. »
En bout de ligne, derrière cette volonté de renouvellement du syndicalisme, en France et partout dans le monde, ce sont les moyens d’un nécessaire rapport de force qu’il faut repenser. « Combien de divisions ? », demandait Staline en parlant du Vatican. La question vaut aussi pour le mouvement syndical.
« Il faut avoir le nombre mais aussi la capacité de mettre ce nombre en mouvement. Ces questions traversent les organisations syndicales françaises. Il y a beaucoup de réflexions internes. Il se fait des choses mais ça reste encore des initiatives sans grandes dimensions collectives », note la politiste Sophie Béroud.
Cet article est issu du dossier sur « l’indispensable réveil syndical », fruit d’une collaboration inédite entre l’Association des lecteurs d’Alter Eco et la rédaction du journal.
Source : https://www.alternatives-economiques.fr/syndicalisme-a-peine/00114124